dimanche 1 décembre 2013

Du temps de cerveau pour ... une nouvelle treize ancienne

Charles était dans le noir depuis si longtemps que ses yeux y voyaient comme en plein jour.

Autour de lui étaient suspendus des objets qui semblaient flotter très lentement. Rien ne les attachait à rien mais ils l'environnaient et se déplaçaient si lentement qu'ils ne pouvait les voir bouger que parce qu'il avait une très bonne mémoire. Lui même était suspendu, comme eux. Rien de remarquable, aucune sensation désagréable. Aucune sensation en fait. Charles avait l'impression de n'être qu'une paire d'yeux, accrochée à un corps qu'il ne pouvait voir. C'était étrange. Il avait pu discerner à la longue ce qui était autour de lui, mais il n'avait jamais pu se voir. Aucun bruit non plus, ni interne à lui, ni lié à ces objets.

Il avait bien essayé de nager vers eux, mais rien n'avait changé : il ne pouvait pas savoir s'il se déplaçait et si les autres objets le faisaient avec lui, ou s'il était simplement incapable d'un quelconque déplacement. Charles était coincé, là, dans le noir et cela ne lui plaisait pas. Très vite, il en avait eu assez de regarder toujours le mêmes objets. C'était très frustrant de ne pas pouvoir en faire plus. Le comble était atteint, d'après Charles par le piano. C'était un beau demi-queue, avec un napperon et un vase rempli de fleurs toujours fraîches posé dessus. Le banc flottait à peu près à sa place et une partition était posée sur le piano, ouverte à la première page. Il la connaissait par coeur, même avant de la voir ici. C'était la sonate au clair de lune, de Beethoven. Le premier mouvement qu'il pouvait jouer les yeux fermés. Il aurait bien aimé tourner la page et voir ce qu'il y avait d'autre à jouer, mais de toutes façons, il ne pouvait s'approcher du piano qui restait soigneusement hors de portée. Le comble pour un instrument de musique.

Il se souvenait vaguement d'une vie avant d'avoir été ici. Une vie normale de gentleman anglais. Enfin, il croyait s'en souvenir. Pas moyen de se gratter la tête pour se forcer à penser, il ne sentait ni ses doigts ni sa tête.

Il se souvenait aussi d'avoir vu passer, il y a très longtemps une forme blanche, très rapidement. Le seul mouvement perceptible dont il se souvenait. Il supposait que la forme blanche descendait de haut en bas. Il n'avait aucun élément de comparaison mais c'était son intuition. Cela n'avait duré qu'une demi-seconde au plus et comme il regardait ailleurs à ce moment, il n'avait pu percevoir qu'une vague couleur blanche allant d'un coin de son oeil rond à un autre.

Charles était un optimiste. Il se disait que si cela s'était produit une fois, cela pouvait se produire une autre fois. Il attendait donc, bien décidé à voir réellement ce qu'était cette forme blanche. Il gardait donc toujours un oeil fixé sur la zone dont il croyait se souvenir, la zone du passage blanc, et se servait de l'autre oeil pour regarder à tour de rôle les objets, histoire de voir si quelque chose changeait, mais, bien sûr, rien ne changeait jamais. Il s'entonnait aussi de ne jamais avoir faim, soif ou sommeil. Ca pouvait être un rêve, bien sûr, mais il était alors particulièrement raté et long. Même pas un cauchemar, car rien ici ne semblait inquiétant.

Charles regardait la première clé de sol, quand il eut l'intuition que quelque chose approchait. Il ouvrit encore plus grand ses yeux déjà complètement ouverts et il attendit, tous les sens en éveil. C'est-à-dire dans son cas, uniquement la vue.

Il vit alors la forme blanche passer, de haut en bas, il en était maintenant certain. Elle allait si vite qu'il ne put en discerner la forme, mais elle resta presque une seconde dans son champ de vision. Elle irradiait doucement d'une belle lumière blanche. En passant près du piano, un reflet vint lui frapper l'oeil droit, mais rien d'autre ne bougea. En la voyant disparaître, Charles eut alors la conviction qu'il était dans un grand tunnel, ou plutôt un grand puits, très jong et très sombre. C'était une sacrée information. Enfin une nouveauté. Charles se délectait à l'avance de pouvoir réfléchir à tout ça en attendant le prochain passage de la forme blanche. Il n'y a rien de tel que la nouveauté pour redonner du courage à un prisonnier, comme Charles aimait à se percevoir. Le prisonnier gardé au secret au milieu d'un puits tout noir, dans un but qu'il n'arrivait pas à discerner.

Un peu ébloui par cette forme blanche, Charles mit du temps avant de retrouver sa capacité à voir dans le noir. Ce n'est que lorsque il put discerner de nouveau la partition qu'il se sentit rassuré. Tout était comme avant. Aucun changement. Charles faillit pousser un soupir de soulagement, avant de se rappeler qu'il ne savait pas s'il avait une bouche.

Charles était donc à ce moment de son histoire, partagé entre la surprise de la forme blanche, le soulagement que rien n'ait changé et l'énervement que rien n'ait changé, quand son son oeil capta une forme colorée qui venait à sa rencontre. Lentement. Beaucoup plus lentement que la forme blanche. C'était la première fois qu'il voyait une forme colorée et il savait au fond de ses yeux qu'il devait regarder intensément ce qui lui arrivait, et il n'en crut pas ses yeux.

Il voyait une forme qui ne pouvait être qu'Alice, dans son chemin vers le pays des merveilles, en train de tomber et à la poursuite du lapin blanc. Tout cela collait parfaitement car Alice ressemblait vraiment à une gravure de livre. Alice était blonde et habillée en bleu avec un ruban rouge. Et Alice descendait lentement, en prenant son temps et en virevoltant dans le puits. Il la vit toucher un guéridon un peu plus loin (haut ?) et il vit ce guéridon bouger. Oui ! Bouger ! Alice descendait et se rapprochait du piano. Charles était tendu et voulait l'appeler, mais rien ne se passait. Alice heurta gentiment le piano et réussit à rattraper le vase de fleurs sans les renverser. En passant, Alice fit un courant d'air et la partition de piano changea de page. Charles se délectait déjà de pouvoir regarder une autre page, quand Alice bifurqua et vient le heurter, lui !

Comment ? Elle m'a touché ? Elle pourrait faire attention quand même !

Charles était ulcéré de ce sans-gêne. Il lui lança un regard noir mais Alice ne sembla même pas le voir. Son regard à elle glissa sur lui comme sur du vide. Etait-il vide d'ailleurs ? Cela ouvrait un abîme de réflexion pour Charles... mais déjà Alice l'avait dépassé. Et Charles se mit soudain à sentir un mouvement. Oui, c'était ça. Charles tombait aussi. Moins vite qu'Alice qui était déjà loin, mais Charles sentait l'air le caresser. Au même instant il réalisa qu'il entendait le vent. Il cria et s'entendit crier. Un sol dièse pur. Il se félicita lui-même pour ce cri si juste. Pour le premier son qu'il entendait depuis une éternité, c'était un joli son.

Charles ne voyait plus le piano maintenant, mais il entrevoyait beaucoup d'autres objets. Il était émerveillé par tant de nouveautés.

Soudain, le vent s'arrêta et Charles aussi. Aucun son, aucune sensation. Charles était exactement comme avant, suspendu au milieu de ce puits sans fin. Alice avait dû arriver en bas. Charles regarda autour de lui. Tout était pareil. Les mêmes objets l'entouraient et seule la partition sur le piano avait changé. Peut-être les fleurs aussi. Il n'en était pas sûr. La partition était vierge cette fois. Il y avait juste un sol dièse à la première ligne, écrit à la main après la clé de sol. C'était peu, mais c'était une belle note. Le début de la sonate au clair de lune. Charles faillit pleurer.

Charles sut alors qu'il allait rester un certain temps ici. Il attendit. Il attendit longtemps.

Il attend toujours. La partition ne contient toujours qu'une note car Alice n'est jamais repassée par là. Le lapin si, mais le lapin passe trop vite et ne change rien. Alors Charles s'est mit à imaginer des histoires, des symphonies, toutes plus éblouissantes les unes que les autres. Charles attend simplement que vous ou quelqu'un d'autre tombe dans ce puits pour les partager avec le monde. Charles attend toujours et la quantité de belles choses qu'il a produites depuis le passage d'Alice est phénoménale. Il y en a presque autant que d'étoiles dans le ciel.

Alors, venez tomber dans le puits de Charles, pour en faire profiter l'Humanité. Cette humanité qui s'est arrêtée au Sol dièse, même pas un La... et qui a tant besoin de belles choses, coincées au milieu d'un puits, dans le noir, entre deux yeux.


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