dimanche 22 décembre 2013

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle chaise

Le Docteur Antonin Sarapace était nerveux. Il jouait sa carrière sur cette conférence. C'était soit sa consécration comme l'un des plus grands chercheurs de son temps, sinon le meilleur, soit un fiasco qui le ridiculiserait pour toujours devant la crème de ses confrères. Antonin était confiant car il avait fait et refait ses calculs. Mais le stress c'est le stress et Antonin le savait mieux que quiconque. Au plan scientifique, tout était parfait et inattaquable. Il n'avait des doutes que sur la manière de présenter ses résultats et n'avait que peu confiance en ses talents d'orateur.

Il décida alors de lire sa conférence à un parfait inconnu, si possible complètement ignare de son domaine de recherche, la neuro-psycho-socio-méningologie, afin d'observer ses réactions. S'il arrivait à le captiver, c'était gagné et il pourrait dormir quelques heures avant le moment fatidique. Antonin avait étudié l'humain pendant de nombreuses années et il savait qu'à cette heure, 23 heures, le meilleur moyen de rencontrer un humain standard et pas regardant était d'aller dans l'un des bars près de la gare routière.

Lorsque Antonin entra dans le Bar des Sports, il vit tout de suite un candidat de choix, attablé seul à une table au fond, en train de contempler une bouteille de vin vide. Il avait tout l'air d'un humain anonyme, un peu alcoolisé mais pas trop. Parfait pour lui. Il fit un détour par le bar pour apporter une bouteille de vin ("la même que pour lui, mais pleine" avait-il dit au serveur blasé qui l'avait à peine regardé tant il semblait occupé à nettoyer un verre tout en regardant deux jeunes femmes en train de discuter au bar). Puis il s'assit en face de l'homme et lui dit : "Bonsoir, je m'appelle Antonin et j'ai une histoire à vous raconter. Ça vous plairait de boire avec moi pendant que je vous la raconte ?"

L'homme regarda Antonin. Il avait de beaux yeux mais un regard étrangement vide, même pour un buveur solitaire du soir.

- "Pourquoi pas", dit-il. "Elle est rigolote votre histoire ? Parce que je suis un peu triste là."

- "Elle est un peu sérieuse, mais pas triste en tous cas. Et vous me direz si vous ne l'aimez pas, hein ?"

- "OK" répondit l'humain standard, "je m'appelle Isidore". Puis il se servit un grand verre de vin, le but aux trois-quarts et attendit en le fixant dans les yeux.

Un peu gêné par ce regard fixe, mais pensant soudain que la gêne serait encore plus grande demain devant une salle pleine a craquer, Antonin sortit un papier de sa poche et se mit à lire sa conférence.

- "Les imbéciles sont partout, même ici, mais il y a plusieurs sortes d'imbéciles", déclama-t-il d'un ton docte. Antonin ne vit pas venir le coup de poing et se retrouva par terre en moins de deux. Isidore lui criait dessus et le serveur et les deux jeunes femmes le regardaient. Antonin se releva difficilement et expliqua à son humain standard qu'il s'agissait d'une conférence et que cela n'avait rien à voir avec lui. Il ne se serait jamais permis de le traiter d'imbécile. Isidore fut difficile à calmer, mais quelques verres de vin et une nouvelle bouteille eurent tôt fait de rétablir la situation. Antonin se dit quand même que sa phrase introductive était peut-être un peu trop provocante et fit une note pour l'adoucir.

Le reste de la lecture se déroula parfaitement. Isidore écoutait, buvait, écoutait, buvait. Antonin mettait des croix au moment où l'attention de son public semblait décroître (comme le niveau du verre de vin), mais dans l'ensemble il trouva que tout se passait bien. Après avoir dit le traditionnel "je vous remercie", Antonin s'arrêta et regarda Isidore : "Alors ?"...

Isidore le regarda et dit : "La bouteille est vide". Antonin mit quelques secondes à comprendre, puis il se leva et alla chercher une autre bouteille au bar. Le serveur était assis à une table avec les deux jeunes femmes et luit fit signe de se servir. Antonin était un peu déçu, mais se sentait quand même rassuré par sa propre éloquence. C'était le but et il était content de l'avoir atteint. Il ramena la bouteille, se réinstalla et remplit leurs deux verres. Ils trinquèrent, puis Isidore se mit à parler. A parler et à continuer à parler. Antonin était bouche bée. Cela dura plus longtemps que sa conférence. Enfin Antonin se leva, serra la main d'Isidore, laissa des billets sur le bar car le bar était désert, puis il rentra se coucher.

Le lendemain, Isidore se leva très tôt et rajouta une partie à la fin de sa conférence, puis il partit pour l'université. Les regards étaient goguenards quand il monta à la tribune, mais Antonin était sûr de lui maintenant.

Antonin lut sa conférence comme il l'avait lue à Isidore la veille. Il remarqua quelques bâillements aux mêmes moments où Isidore avait bu, toujours des mêmes personnes. Il en compta 6, celles à qui il avait serré la main en arrivant. La réaction de la salle semblait assez neutre, ni enthousiasmée, ni choquée. Lui qui croyait que cela serait un moment décisif dans l'histoire des sciences s'était bien trompé. C'était juste une conférence comme d'autres, une parmi d'autres.

Antonin supprima la phrase "Je vous remercie" et continua avec la nouvelle partie qu'il venait de rajouter. Au fur et à mesure qu'il parlait, la salle se chauffait. Plus personne ne sommeillait. Lorsqu'il conclut par la phrase "je ne vous remercie pas" ce fut un tonnerre d'applaudissements et Antonin fut porté en triomphe tout autour de l'amphithéâtre. Vous avez forcément vu le sourire d'Antonin dans un journal ou à la télé, car du jour au lendemain il est devenu célèbre. Aujourd'hui encore tout le monde se l'arrache et tous les étudiants apprennent sa conférence. Personne n'a jamais su qui était cet Isidore rencontré un soir par hasard, mais cela n'a pas d'importance. Nous sommes tous devenus des Isidore maintenant et le monde s'en porte mieux.

C'est dans le journal "Le Peuple" qu'on trouve le meilleur article sur cette conférence, le premier d'une longue série, car le journaliste s'y trouvait. Je vous le livre ici.

"Ce matin, à l'Université, le Docteur Antonin Sarapace a prononcé une conférence extraordinaire sur l'imbécillité. Cette conférence a reçu un accueil enthousiaste de ses confrères, dans le cadre du congrès international qu'accueille notre ville tous les quatre ans. Après avoir brièvement rappelé qu'il y avait toutes sortes d'imbéciles et qu'il ne fallait pas les confondues avec les cons ou les stupides, le docteur a rappellé l'approche orthodoxe de l'imbécillité et notamment la fameuse typologie des professeurs Amande et Leïev en en critiquant la rigidité. Il a ensuite démontré que les imbéciles pouvaient muter vers un degré de plus en plus élevé d'imbécillité avec un peu d'entraînement. Ce résultat aurait pu, à lui tout seul, valoir au docteur Antonin un beau succès, mais c'est quand il a présenté un cas concret à la fin de sa conférence qu'il a emporté le morceau, si je puis dire. En effet le docteur Antonin a ensuite annoncé avoir découvert un cas d'imbécile sauvage. Un imbécile n'appartenant à aucune des cases de la typologie officielle et ne pouvant jamais y appartenir quelle que soit la typologie adoptée. Un imbécile parfaitement sauvage, non normalisé, impossible à classer, donc à soigner ou à contenir. Un imbécile heureux. Et quand le docteur Antonin a annoncé que cet imbécile sauvage était contagieux à un degré extrême, avec une vitesse foudroyante, et que lui-même l'était devenu la veille, la salle entra en éruption. Les éminents scientifiques présents comprirent alors qu'ils étaient tous devenus de parfaits imbéciles sauvages et que l'humanité allait le devenir très vite. Moi-même d'ailleurs, présent dans la salle à ce moment, en suis devenu un également comme vous, certainement, déjà ou bientôt. Le Docteur Antonin venait tout bonnement d'annoncer à la face de la planète entière qu'après celle de l'homo habilis et de l'homo sapiens était venue l'heure de l'homo imbecilis."

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