dimanche 3 août 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle sur les Quarante-cinq d’Alexandre Dumas

Charles referma le livre, frustré. Il regarda la couverture de la grande trilogie Renaissance d’Alexandre Dumas. La dernière ligne du troisième livre annonçait au moins un autre roman historique, c’était évident. Dans la plus pure tradition du feuilleton, il y avait là un « cliffhanger », un moment où le lecteur se demandait ce qui allait se passer. Mais ni Dumas ni son nègre n’avait jamais écrit la suite…

Evidemment l’Histoire de France était bien documentée pour cette période de la première Renaissance, il y avait presque deux mille ans. Mais l’auteur avait pris tellement de libertés avec la vraie Histoire que Charles se demandait ce que Dumas aurait écrit pour la transformer, pour mélanger les événements à sa guise (c’était le cas de le dire puisque la dernière ligne laissait le suspense entier sur la bataille de pouvoir entre le Roi et le Di-uc de Guise). Cette Histoire réinventée était devenue avec le temps bien plus crédible que l’Histoire des manuels scolaires. La vraie Histoire n’était peut-être pas celle que l’on croyait.

Mais qu’il était frustrant de ne pas connaître la suite ! Charles venait de relire la trilogie pour la trentième et unième fois, et il était toujours aussi frustré que la première fois. Mais de l’eau avait coulé sous les ponts depuis cette première fois. Charles s’en souvenait encore. Il venait de finir ses études de biophysicochimie virtuelle et cette lecture avait déclenché chez lui un véritable tsunami. Il avait trouvé dans cette première frustration l’envie irrépressible de résoudre l’énigme. C’était devenu le projet de sa carrière de chercheur.

Charles avait tout essayé pour résoudre ce mystère. La question était simple : comment pouvoir lire la suite de la trilogie ? Charles était un membre de la caste Alex et il avait pu avec les années investir quantité de moyens pour résoudre ce problème. Mais jusqu’à aujourd’hui rien n’avait marché. Oh, il avait bien essayé tout ce qui lui semblait simple au début, mais à chaque fois ça avait été un échec. Et Charles avait pris l’habitude de relire la trilogie avant de commencer à explorer une nouvelle piste. Trente échecs déjà…

Charles avait d’abord essayé d’écrire lui-même la suite, mais c’était nul car il était trop scientifique et trop influencé par le poids de l’Histoire réelle, ou supposée réelle. Il avait ensuite essayé de trouver des auteurs mais aucun n’arrivait au talon d’Alexandre. Il avait ensuite construit une machine à voyager dans le temps mais Alexandre Dumas, le vrai, n’avait pas voulu se laisser convaincre d’écrire la suite, ni même son fils. Il avait refabriqué plusieurs clones de l’auteur à partir de son ADN telle qu’elle était conservée dans son Musée, mais les clones n’étaient pas doués en littérature et se foutaient complètement de cette époque lointaine. Il avait récemment reconstruit le cerveau originel de Dumas à partir de vibrations dans l’air mais ce cerveau ne pensait qu’à découvrir l’avenir.

Sa dernière expérience avait consisté à essayer de recréer la suite de la trilogie en utilisant un générateur de style de Dumas, mais si le style était parfait, l’histoire n’avait aucun intérêt. Pourtant cela lui avait donné une idée pour sa trente et unième expérience. Et cette idée lui semblait bonne, très bonne même.

Lorsque Charles referma le livre, à l’apex de la frustration, il respira un grand coup et appuya sur le bouton rouge de la petite machine devant lui. Il était prêt. On allait voir ce qu’on allait voir.

Charles fut instantanément transporté dans l’Univers du Livre. Il était là, à côté du lit de mort du roi Henri III. Deux images se superposaient devant ses yeux. La scène finale des Quarante-Cinq évidemment, avec une richesse de détails qui rendaient cette chambre exceptionnellement mystérieuse, à la Dumas, avec ses ombres et ses lumières, et ses personnages si bien campés. Et en même temps la scène historique, la vraie, avec une pièce remplie de monde, des tentures mitées et une odeur pestilentielle. Charles pouvait à tout moment passer d’une image à l’autre, ou ne voir que les différences entre les deux mondes. Charles regarda quelques instants les deux scènes, puis il coupa la réalité et se laissa emporter par le roman qui continuait sans son auteur, comme le font tous les romans une fois créés.

Charles découvrit très vite qu’il pouvait suivre à la fois tous les personnages du roman, ici et dans les autres décors du roman. Charles enregistrait tout.C’était fascinant. Devant lui se déroulaient des scènes aux quatre coins de la France d’alors, des scènes qu’il ne pouvait pas avoir imaginées mais qui pourtant sonnaient si justes quand il les voyait. De temps en temps, mais le plus rarement possible, Charles retranchait la réalité historique pour voir où elle en était et pour mesurer les écarts par rapport à la suite du roman. Mais c’était un acte sans conviction, car seul l’intéressait la réalité du roman. Charles faisait partie du roman, il le savait maintenant. C’était un personnage mineur, un de ces valets que personne ne regarde et qui peut aller partout. Il n’avait pas de nom, pas de religion et se contentait d’observer et d’enregistrer.

L’histoire romancée qui se déroulait devant ses yeux était magnifique. Encore plus belle que la trilogie originale. Charles en pleurait souvent d’émotion. Il y avait du mystère, des aventures secrètes et limpides, des dialogues éblouissants et des métaphores puissantes. Il y avait aussi une histoire d’amour évidemment. Charles savait qu’elle finirait mal, comme dans les autres romans, et il était triste à l’avance pour ce jeune couple maudit.

C’est alors que Charles dérailla. Il se mit en tête de sauver ce couple. Ce ne fut pas une tâche facile car plusieurs intrigues tournaient autour d’eux et il était difficile de tirer sur un fil sans détricoter tout le roman. Mais Charles connaissait bien l’Histoire vraie et le style de Dumas. Et il réussit à faire ce qu’il voulait. Le jeune couple s’enfuit vers le sud et ne fut pas rattrapé par les conspirateurs. Charles venait de les sauver ! Charles était heureux. C’était le meilleur roman que Dumas avait écrit, pensa-t-il, avant de rectifier - que Dumas aurait pu écrire.

Pendant que Charles dansait de joie, le chef des conspirateurs, furieux d’avoir laissé échapper le jeune couple, remarqua ce valet indigne et lui transperça le corps avec son épée. C’était un geste complètement inutile. De la pure frustration. Charles mourut instantanément et personne ne sut ce qu’il était devenu. D’ailleurs personne n’existait plus à l’époque où Charles était né. La planète avait explosé quelques siècles auparavant suite à une apocalypse déclenchée par de lointains descendants du couple.

Les sages savent que la vie ne tient souvent qu’à un fil et que les romans sont la matière première essentielle du monde. On ne touche pas sans risque à la toile qu’ils tissent. Charles n’avait jamais existé dans la réalité réelle. Mais qu’est-ce que la réalité ?


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