dimanche 2 novembre 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle de sept fois huit

Romain s’était réveillé de bonne humeur. La journée s’annonçait belle, le soleil était radieux et tout fonctionnait à merveille dans sa vie : sa famille, son boulot, sa maîtresse, son deuxième boulot au noir et  son projet de roman. Il était seul, en voyage d’affaires dans cet hôtel luxueux et il pouvait voir la mer à ses pieds. Il y avait bien un peu de vent mais c’était plutôt agréable et lui apportait de délicieuses odeurs marines. La terrasse était grande et son petit déjeuner sentait bon, aussi. Que du bonheur ! C’est au moment où il prenait sa première gorgée de café que tout commença. C’est du moins ce qu’il compris bien plus tard. Un moustique le piqua au cou et il faillit renverser sa tasse en se donnant une claque. Il jura - un léger juron de Picardie pour les circonstances gênantes, mais pas trop - puis sourit. Il avait tué l’insecte. Ce n’était visiblement pas un moustique normal, mais un insecte bleu argenté avec une trompe très longue.

Romain se sentit un peu inquiet. On ne savait jamais ce que ces insectes véhiculaient comme maladies, surtout dans ces contrées tropicales. Il déposa soigneusement l’insecte mort sur sa soucoupe et se promit de le montrer à son collègue médecin qui participait au même congrès. Lui saurait certainement si c’était dangereux ou pas.

En attendant Romain termina son petit déjeuner tranquillement en lisant le journal du coin - sans intérêt évidemment. Puis il prit le temps de se faire couler un bon bain. Il avait tout le temps ce matin. Sa conférence était prévue à midi pile et il acabit envie de profiter de ce beau soleil. C’était nettement mieux que de se retrouver dans une salle climatisée à écouter des présentations sans surprise.

Avant d’ouvrir la porte de sa chambre il remarqua que le vent était déjà beaucoup moins fort. Bizarre pour la saison, se dit-il. Un dernier regard dans le miroir près de la porte et il sortit dans le couloir. Il était au dernier étage, et l’ascenseur n’arrivait pas. Romain attendait. Il détestait attendre. C’était un homme pressé, toujours à la limite. Attendre était pour lui une perte de temps inacceptable. Le chiffre au-dessus de la porte de l’ascenseur restait bloqué sur le 6. A ce moment précis le chiffre se transforma en 7 dans une très jolie et très lente anamorphose animée. Il regarda quelques instants le chiffre 7 mais rien ne bougeait plus. C’est idiot, se dit-il, maintenant je risque d’être en retard. Il regarda sa montre, ou plutôt son poignet. Zut, j’ai oublié de mettre ma montre. Vu la vitesse à laquelle se rapprochait l’ascenseur, il décida qu’il avait le temps d’aller la chercher dans sa chambre. Romain n’aimait pas être pris en défaut. Y compris par lui-même. Il fit un rictus et se retrouva bientôt devant son lavabo. Sa montre était là. Il l’enfila en la regardant à la peine et se dirigea de nouveau vers l’ascenseur.

C’est approximativement au milieu du couloir qu’il sursauta. Il n’avait pas vraiment réalisé ce qu’il avait vu sur le cadran de sa montre. Il regarda encore une fois et secoua son poignet. Ce n’était pas possible ! Elle devait être tombée en panne. La montre indiquait 9h45. Il devait être 11 heures à vue de nez : il avait pris son temps et la dernière fois qu’il avait regardé sa montre, c’était avant son petit déjeuner, et il était déjà 9h30. Les appareils tombent toujours en panne au pire moment se dit-il. Merci Murphy lança-t-il à la porte de l’ascenseur. Le chiffre était toujours bloqué sur 7.

Romain, vous l’avez deviné, était du genre à perdre facilement son calme en même temps que les quelques milligrammes de patience qu’il réussissait à mobiliser de temps en temps. Il poussa un autre juron picard, bien plus efficace dans les situations emmerdantes. Puis il se dirigea vers les escaliers et descendit à pied. Cette journée semblait mal tourner. Même la musique dans l’escalier avait un problème : un air très lent et très grave. Romain mit un certain temps à arriver en bas de l’escalier. La musique était devenue progressivement un solo de tambour, presque régulier. Sans intérêt.

Romain poussa la porte et se retrouva dans le hall de l’hôtel.

Le hall était bondé. Tout le monde semblait très affairé. Mais personne ne bougeait. Ou presque. Romain en eut le souffle coupé. Il se passait quelque chose. IL s’assit dans un des fauteuils et observa ce qui se passait. La grande pendule du lobby marquait 9h45. Il avait l’impression que toutes les personnes présentes étaient figées comme des statues. Enfin pas exactement. Il y avait du mouvement. Un homme était en train de franchir la porte à tambour et Romain vit la porte tourner très doucement. C’était un mouvement indécelable à l’oeil, mais il y avait un reflet de soleil sur une vitre et ce reflet se déplaçait très lentement sur le sol à ses pieds. Romain resta quelques instants sous le choc. Tout se passait comme si le temps s’était arrêté ou du moins comme s’il était extrêmement ralenti. Romain regarda sa montre. Elle marquait évidemment 9h45 mais Romain n’aurait pas su dire si l’aiguille des secondes avait bougé.

Romain se leva et se rapprocha d’un couple en pleine conversation. Cela devait être une dispute car les deux personnes étaient très rouges et la bouche ouverte. Romain n’entendait plus aucun son maintenant.
Il jeta un regard désespéré tout autour de lui. Même la tache de lumière sur le sol avait encore ralenti son rythme. Le phénomène s’accélérait encore. Bientôt, se dit-il, il ne sera même plus possible de la voir bouger. Que lui était-il arrivé ?

C’est à ce moment qu’il repensa au moustique. Etait-ce possible ? Est-ce qu’une piqûre pouvait avoir cet effet ? Si le temps était presque arrêté, est-ce que cela ne voulait pas dire plutôt que pour lui, après la piqûre, le temps s’était énormément accéléré ? Il se souvint subitement d’avoir lu une histoire de science-fiction à ce sujet, mais ce n’était pas possible !!! Là il était dans la réalité !

Romain n’était pas un scientifique mais il avait un sérieux sens logique. Si vraiment le temps s’était accéléré pour lui (et ralenti pour le reste du monde), il devait y avoir plein d’effets secondaires : le simple frottement contre l’air immobile devrait le faire souffrir or il ne sentait rien de particulier ; il n’aurait pas pu s’asseoir sur un fauteuil confortable, il aurait dû rester dur et rigide, n’ayant pas eu le temps de s’adapter à son poids… Et Romain pensa à plein d’effets possibles.

Pour en avoir le coeur net il se dirigea vers la réception et essaya d’attraper un bonbon dans le grand saladier réservé aux clients. A sa grande surprise il put prendre un bonbon et même en bouger certains avec ses doigts. Les mouvements étaient lents mais possibles. Il regarda le bonbon, rouge, dans sa main et se demanda s’il pouvait l’avaler ou si ce bonbon l’étoufferait.

- Vous devriez prendre un vert, ils sont bien meilleurs, dit une voix derrière. Romain sursauta et lâcha le bonbon. Il se retourna et vit un jeune homme en maillot de bain affamé dans un fauteuil qui le regardait avec un grand sourire. Celui-ci bougeait, c’était certain.
- Excusez-moi ? bredouilla Romain
- Oui les verts sont à la pomme et ont vraiment bon goût. Vous n’aimez pas la pomme ? Le jeune homme regardait Romain avec un sourire de plus en plus épanoui.
- Si, si, j’adore la pomme, répondit machinalement Romain, en se passant la main dain sur le front. Qu’est-ce qui se passe ici ? Pourquoi personne ne bouge ? Où est passé le temps ? Et qui êtes-vous ?
- Oh là, oh là ! Pas tant de questions que ça. On a tout le temps, vous savez ? dit le jeune homme en se levant et en venant vers lui la main tendue. Je m’appelle Ron. Et vous ?
- Romain. Excusez-moi, mais pouvez-vous me dire ce qui se passe ?
- Oui, avec plaisir. Venez par ici, dit Ron avec un geste pour l’inciter à le suivre.

Romain et Ron se retrouvèrent bientôt au bord de la piscine, assis à une table sous un parasol. Ron s’était arrêté en chemin pour leur préparer deux cocktails. Bien serrés avait-il dit à Romain, pour vous réconforter. Ils parlèrent pendant des heures. Enfin ce qui sembla des heures à Romain. Lorsque Ron se leva pour laisser Romain digérer la situation, celui-ci regarda machinalement sa montre. Il était toujours 9h45. Evidemment.

Romain resta assis tout seul à sa table. Ron lui avait expliqué la situation. Ils étaient de plus en plus nombreux dans leur cas. Et pas seulement ici, mais dans toutes les régions du monde. Parmi eux, plusieurs scientifiques avaient démontré que c’était une maladie apportée par l’insecte bleu qu’ils avaient surnommé le chronophage. Personne n’avait encore trouvé de remède mais ils essayaient. Ca les occupait. La maladie marchait toujours de la même façon. Le temps ralentissait pour eux, puis s’arrêtait très vite. Dès qu’ils s’endormaient, le temps accélérait pour eux et ils pouvaient comme cela changer de seconde, de minute ou même de jour ou d’année en une nuit. Il suffisait de se trouver un endroit tranquille avant de s’endormir pour ne pas risquer d’être découvert. On s’y habitue, avait dit Ron, vous verrez, et je vous indiquerai les chambres libres.

Heureusement les malades n’avaient pas besoin de beaucoup dormir. Et ils avaient pris l’habitude d’écrire les choses importantes dans des petits cahiers qu’ils s’échangeaient. Ca permettait de se passer des informations à travers le temps. Car une fois endormi, on n’était jamais certain de revoir les personnes d’avant, chacun semblant suivre un rythme personnel. Lorsque Romain avait demandé comment il avait pu attraper le bonbon et le manger plus tard, Ron lui avait répondu qu’une zone de flou semblait entourer chacun d’eux, à l’intérieur de laquelle le temps était élastique. Cela faisait comme une carapace autour d’eux et leur permettait de manipuler les objets du temps arrêté.

Romain demanda s’il y avait d’autres « malades » ici, en ce lieu et à cette seconde. Romain lui dit que non. Ils étaient seuls tous les deux. Bientôt Ron s’endormirait et il serait seul, jusqu’à la prochaine fois. Avant de le quitter, Romain lui remit son cahier et lui demanda de lui rendre après l’avoir lu, il voulait vérifier quelque chose à l'aéroport. Il pouvait aussi en recopier les passages importants dans un autre cahier (il y en avait beaucoup à la boutique de l’hôtel) pour pouvoir l’échanger plus tard avec un autre. C’était la première fois que Ron rencontrait un malade qui venait d’apparaître et cela l’excitait beaucoup. Il avait l’intention de voyager après cela. Presque tous les malades avaient appris à piloter et pouvaient se déplacer en un rien de temps un peu partout.

Romain alla se chercher un autre cocktail. Puis il se déshabilla et alla se baigner dans la piscine. Personne n’était là pour voir qu’il était nu et l’eau était à la bonne température, un peu visqueuse pour nager, comme la mer Morte. Il eut le temps de se sécher et de remplir son nouveau cahier avec une grande partie de ce qu’il avait lu dans celui de Ron. Il y rajouta son expérience avec l’insecte et y glissa son cadavre. Il pourrait peut-être servir à quelqu’un qui saurait quoi en faire…

Puis Romain alla cherche Ron pour le déjeuner. Il était toujours 9h45 mais Romain avait faim. Ensuite il ferait une petite sieste et on verrait bien à quelle heure il la terminerait.  En attendant, il allait se donner du bon temps !

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