dimanche 16 novembre 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle cinq ans de suite

Au Royaume de Grandejoie, tout se passait merveilleusement bien. Enfin, tout s’était merveilleusement passé jusqu'à la nomination de monsieur Crash.

Pendant des centaines d’années le royaume avait prospéré. Les guerres de jadis avaient été oubliées depuis longtemps et la paix régnait avec les pays voisins. Le commerce avait fait de Grandejoie un pays riche et la succession des rois s’était déroulée sans anicroche. A l’époque où se passe cette histoire le roi Grandejoie XXXIII était un peu vieux mais encore en bonne forme et il avait plusieurs héritiers sous la main au cas où. Le roi ne pouvait plus chasser évidemment et il le regrettait amèrement. La chasse au troll était la principale source d’amusement au pays, et accessoirement la base des exportations du royaume dans le monde entier.

Les trolls fournissaient en effet à cette époque des ressources en très grande quantité : des dents d’une ivoire si dure qu’elles étaient utilisées dans beaucoup d’industries, des poils si résistants qu’on en faisait des cordes et des tissus très résistants (et imperméables), un cuir recherché par tous les maroquiniers et chausseurs de la planète… et ainsi de suite. Tout était bon dans le troll, comme le disait le dicton populaire.

Les trolls vivaient depuis l’aube des temps au Royaume de Grandejoie. C’était une espèce bizarre : des géants imposants, bêtes à ne pas savoir lacer leurs chaussures - c’est certainement pourquoi ils n’en avaient pas - obstinés comme des mules, grégaires et refusant de s’éloigner trop de leur montagne natale. Cette montagne, justement, trônait au centre du royaume, juste au nord de la capitale. L’armée du royaume ne servait pas à protéger le pays, ni même à combattre les trolls qui se reproduisaient comme des lapins - beaucoup plus gros certes car il fallait compter une bonne dizaine d’années pour disposer de trolls à point. L’armée ne servait qu’à empêcher les contrebandiers de venir tuer les trolls de Grandejoie.

Les premiers dirigeants du pays avaient eu à combattre des envahisseurs jaloux de la richesse apportée par les trtolls de la montagne. Ils avaient également mis en danger la population des trolls en les chassant trop souvent. Les trolls avaient même failli disparaître du pays et donc de la planète, ce qui aurait été dommage, n’est-ce pas ? C’est le roi Grandejoie V qui avait édicté les lois pour protéger à la fois le pays des envahisseurs, la population des trolls, et les trolls d’une surexploitation intensive et non durable. Cela faisait donc maintenant des siècles qu’à Grandejoie seule la famille royale avait le droit de chasser les trolls, même si chaque partie de chasse associait une grande partie de la population et même si les fruits de cette chasse étaient partagés entre tous.

Le premier ministre du royaume n’avait qu’une seule utilité. Il était l’unique responsable du Grand Générateur, Gégé comme tout le monde appelait cette machine. Gégé avait été construit à l’époque de Grandejoie V et calculait le moment exact où il fallait lancer la prochaine chasse au troll, en fonction de l’effectif connu de la population des trolls, de leurs âges, de la météo et du TNB du royaume - le TNB c’est le Troll National Brut, l’unité internationale d’évaluation des richesses sur la planète. En général, une chasse était lancée une fois par mois, mais cela dépendait de tellement de facteurs que seul Gégé savait enchaîner les calculs. Le poste de premier ministre était relativement simple. Chaque matin, il s’asseyait devant la console qui pilotait Gégé et il appuyait sur le bouton blanc sur lequel un gros point d’interrogation était gravé. Gégé vrombissait quelques instants - pas plus de quelques minutes - et finalement l’une des deux lampes s’allumait : rouge si aucune chasse n’était possible ce jour, vert si la chasse était à lancer. Quand la lampe verte s'allumait, un petit ruban sortait en plus d’une fente avec les mensurations et la localisation du troll à chasser.

Gégé ne demandait que peu de maintenance et très peu d’énergie. Tout allait bien.

C’est lorsque monsieur Crash fut nommé premier ministre que tout commença à se déglinguer. Monsieur Crash avait été tiré au sort parmi les citoyens du royaume pour cette tâche importante. Son prédécesseur le forma en une matinée. Il n’y avait vraiment pas grand-chose à faire. Traditionnellement la nomination d’un nouveau premier ministre intervenait le lendemain d’une chasse au troll, à peu près tous les cinq ans. Le pays était donc en pleine célébration de cette chasse, et très occupé à transformer l’ex-troll en produits consommables et exportables lorsque monsieur Clash se présenta seul pour son premier « appuyage de bouton » le surlendemain de la chasse. Et le voyant vert s’alluma.

Ce n’était pas la première fois que des chasses s’enchaînaient à quelques jours de distance, et les anciens racontaient avec des larmes nostalgiques dans les yeux même qu’une fois même il y avait eu trois chasses dans la même semaine Cette deuxième chasse à deux jours d’intervalle apparut à tous comme un signe favorable et le roi se déplaça même pour féliciter son premier ministre, si efficace dès son premier jour de travail. Ils purent ensemble admirer ainsi, du belvédère royal, le déroulement de la chasse. Le roi frétillait et tous sentaient qu’il regrettait de ne plus pouvoir participer à la chasse. Mais tous savaient qu’il se ferait raconter cette chasse en détail pendant des jours. Ce coup-ci, en plus, il pourrait discuter avec ses fils et ses neveux des différences entre les deux chasses si rapprochées. Le soir venu, il y eut un grand festin au palais et tout le monde s’endormit content.

C’est le lendemain matin, quand Gégé alluma encore le voyant vert suite à l’appuyage de bouton de monsieur Crash que plusieurs commencèrent à lever le sourcil. C’était bizarre. Mais Gégé était Gégé et la loi la loi. La chasse reprit donc ce jour-là. Il y avait toujours l’excitation de la chasse dans l’air mais on sentait bien une tension dans les regards : était-ce normal ? Que se passait-il ? Les ateliers de dépeçage et les entrepôts seraient-ils suffisants pour traiter autant de trolls ? Le roi prit son premier ministre à part et lui demanda son avis mais monsieur Crash n’avait aucune idée. Il n’en avait jamais eu d’ailleurs.

Le roi décida - c’était une première mais rien ne l’interdisait - d’accompagner son premier ministre dans la salle de Gégé le lendemain matin. Il voulait voir comment cela se passait. Le roi vit son premier ministre appuyer sur le bouton blanc… et le voyant vert s’allumer.

C’était maintenant le soir. Pas de banquet, car tous étaient fatigués après la chasse et le travail sur les quatre trolls de la semaine. Le roi était maintenant assis en conseil restreint dans la salle du trône. Toute la famille royale était là. Le roi avait convoqué son archiviste et seul le premier ministre était absent.
L’archiviste annonça que dans le grand registre des trolls, tenu au palais depuis le roi Grandejoie V, il n’y avait aucune mention de quatre chasses dans la même semaine. La discussion fut houleuse. Certains proposaient de couper la tête du premier ministre et d’en trouver un autre, d’autres pensaient que puisque Gégé l’annonçait il fallait lui obéir t chasser, d’autres enfin proposaient de laisser Gégé se reposer quelques jours. Le roi ne savait plus quoi penser. En bon politique, il résolut de ne rien décider pour le moment et de voir venir.

Mais le lendemain matin, toute la famille royale était installée dans la grande salle de Gégé et tous regardaient intensément le premier ministre au moment où il appuya sur le bouton blanc. Après coup, certains dirent qu’ils n’avaient rien vu de spécial, d’autres déclarèrent avoir vu une petite étincelle entre le doigt de monsieur Crash et le bouton blanc, d’autres enfin crurent qu’il appuyait un peu trop longtemps sur le bouton. Quoi qu’il en soit, c’est comme vous vous en doutez le voyant vert qui s’alluma. Le troll du jour était de l’autre côté de la montagne, et la chasse prendrait plus de temps. Il fallait partir tout de suite, ce qui fut fait dans un grand brouhaha de voix, de cris et de protestations.

Des protestations ? Le roi n’avait souvenir d’aucune protestation dans son pays. Cela l’inquiéta beaucoup. Monsieur Crash ne semblait pas particulièrement inquiet. Il avait fait son travail et de toutes façons il ne participait pas aux chasses… alors !

Ce soir-là, le roi fit une proclamation à son peuple du haut du belvédère. Il annonça que Gégé était en panne et qu’une maintenance serait faite pour vérifier les mécanismes. C’était une annonce inédite dans le royaume de Grandejoie, mais tout le monde en parut soulagé. Il y avait du travail pour des mois, avec cinq trolls maintenant à traiter, et les chasseurs étaient fatigués. Dans le même discours, le roi annonça la mise aux arrêts de son premier ministre. On ne savait jamais. Cela ne pouvait pas faire de mal, si c’était un sabotage, et après tout il était facile de changer de premier ministre.

Le lendemain matin, le roi alla voir Gégé. Il avait fait garder la salle par des soldats qui interdisaient à quiconque sauf à lui d’y entrer. Gégé semblait dans un état normal. Le roi regarda longtemps le grand générateur. Tout à coup il n’avait plus envie de l’appeler Gégé. Il appuya sur le bouton blanc et le voyant rouge s’alluma. Le roi eut l’air surpris puis se rassura très vite. Personne ne saurait qu’il avait actionné Gégé et de toutes façons puisque le voyant était rouge il n’y aurait pas de chasse ce jour. Il se promit de venir de temps en temps dans la salle appuyer sur le bouton. De toutes façons, il n’y avait rien d’autre à faire. A part la maintenance simple à base de gouttes d’huile et de papier à fournir, Gégé n’avait besoin de rien et plus personne ne comprenait son fonctionnement depuis des siècles.

Le roi se dit qu’il lui suffirait de venir ici et d’appuyer lui-même sur le bouton, pour voir. Mais pas avant quelques mois en tous cas, car l’industrie locale tournait déjà à plein régime. Il dit au revoir à Gégé, sortit de la salle et ferma à triple tour la vieille porte solide, puis alla prendre son petit déjeuner le coeur plus léger.

Au bout de six mois, le roi eut la certitude que l’atmosphère dans le pays était devenue insoutenable. Il n’y avait plus de travail après le rush initial, les cours des produits dérivés du troll avaient chuté devant l’accroissement de l’offre, la famille royale se déchirait car elle ne pouvait plus se défouler avec la chasse, et la cérémonie quotidienne du Grand Générateur que plus personne n’appelait Gégé manquait à tous. Il était allé appuyer plusieurs fois sur le bouton blanc mais seul le voyant rouge s’allumait. Il ne savait plus quoi faire.

Il alla rencontrer monsieur Crash dans sa cellule, mais celui-ci n’avait toujours aucune idée. Il réclamait juste qu’on le libère et qu’on lui rende ses habits d’avant sa fonction de premier ministre. Il était en effet allergique au poil de troll - utilisé pour les habits du premier ministre ou des prisonniers -  et voulait retrouver ses sous-vêtements synthétiques de simple paysan.

Alors le roi comprit tout. Pour vérifier il emmena discrètement le matin suivant monsieur Crash dans la salle du Grand Générateur - Gégé se dit-il tout bas - et lui fit appuyer deux fois sur le boutons en changeant de sous-vêtements. Le test fut concluant puisque le fait de porter le tissu en poils de troll alluma le voyant rouge, alors que quelques minutes plus tard l’échange contre des sous-vêtements synthétiques eurent pour effet d’allumer le voyant vert.

Le soir même, le roi déclara que Gégé était réparé et de retour. Il annonça également que dorénavant il n’y aurait plus besoin de premier ministre et que ce serait le roi lui-même qui prendrait la responsabilité d’appuyer sur le bouton blanc, par amour pour son peuple évidemment. La fête fut grandiose ce soir-là.

Et le lendemain matin, le voyant vert s’alluma, le roi ayant bien entendu enfilé des sous-vêtements synthétiques. Monsieur Crash fut exfiltré dans une petite exploitation très loin au Sud du pays, avec un stock de vêtements adaptés pour lui fermer la bouche. C’est depuis ce jour que l’armoire à lingerie du roi est gardée en permanence par deux soldats et qu’il est seul chaque matin au moment de s’habiller. La plupart du temps il garde ses vêtements en poils de troll, qui continuent à activer le voyant rouge à peu près une fois par mois, mais pour le fun, de temps en temps, il enfile un de ces sous-vêtements synthétiques pour créer un effet de surprise lorsque le moral de la population mollit. Et tant pis pour le pauvre troll qui disparait ainsi avant son heure. La paix du royaume est à ce prix.

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