dimanche 24 mai 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle 1984

Lucas a vingt-deux ans et il effectue son service commercial obligatoire.

Ca ne l’enchante pas, naturellement, et ça n’enchante personne depuis que ce service a été établi il y a maintenant 20 ans. Lucas fait partie de cette génération qui n’a jamais connu rien d’autre. Il a entendu dire qu’il y a eu des services militaires à certaines époques, mais ça c’était avant la victoire de la Société sur les Etats. Il parait même qu’il y a eu de rares moments dans l’Histoire sans aucun service obligatoire.

Lucas soupire quand il pense à ces époques éloignées. Enfin, tout ça, ce n’est pas pour lui. Il effectue son service obligatoire et doit le terminer s’il veut avoir une place dans la société, ou mieux dans la Société elle-même. Lucas a commencé il y a deux ans. Plus que quatre ans à tirer, s’est-il dit ce matin. Il a de la chance. Il a entendu dire que ceux qui commenceraient l’année prochaine en auraient pour dix ans.

Lucas a été bien élevé, principalement par la Société. Ses parents l’ont abandonné à l’âge de six ans et il ne s’en souvient déjà plus. Ils se sont fondus dans la masse. Lucas sait donc bien se tenir et il est très concentré dans son travail. Il sait que toutes les machines peuvent dérailler avec un simple grain de sable, et il ne veut pas être la cause d’un quelconque dysfonctionnement dans la Société. Il sait aussi, plus égoïstement, que si ses résultats sont bons, il a des chances de se faire recruter par la Société et de mener une vie de rêve. Alors Lucas s’applique.

Le travail de Lucas est simple. Il surveille un groupe de personnes et doit s’assurer qu’elles consomment assez. Encore pas plus tard qu’hier, il est tombé sur un individu qui n’avait pas atteint son quota hebdomadaire de clics sur des publicités pourtant si belles et si merveilleuses concoctées par la Société. Et non seulement cela, mais l’énergumène en question n’avait visité que moins de cent sites dans la dernière journée, en n’achetant presque rien. Un vrai scandale. Lucas avait tout de suite envoyé un message sec au délinquant et avait accompagné celui-ci d’une décharge de moyenne intensité. L’homme avait balbutié quelques phrases et s’était excusé. Il avait invoqué une mystérieuse maladie qui l'aurait empêché de se tenir assis quelques heures devant son terminal de la Société. Lucas n’avait évidemment pas gobé cette histoire bancale et lui avait infligé une amende équivalent eu double du manque à gagner pour la Société à cause des clics perdus.

Et ce matin, Lucas avait pu constater que l’homme avait augmenté son rythme et même dépassé son objectif. Il avait eu un sourire satisfait devant cette victoire. Il gagnait toujours, car la Société gagnant toujours, mais cela lui faisait très plaisir. Et il savait que cela améliorait sa note finale.

Ce samedi, Lucas est donc satisfait. Il contrôle son groupe de personnes de la sourimain droite et il consomme de la sourimain gauche, rejoignant ainsi la frénésie de consommation de tous les humains, au plus grand bénéfice de la Société. Il ne faudrait pas qu’il se mette à poins consommer lui aussi, se dit-il. Car il y a forcément quelqu’un qui le contrôle.

Il y a quelqu’un qui le contrôle ? Intéressante idée, se dit-il. Mais qui ? Un autre appelé du service commercial ? Un officier permanent de la Société ? Un robot automatisé comme ceux qui pullulent partout ?...

Tout en cliquant des deux sourimains, Lucas réfléchit. Il essaye de visualiser l’organisation de la Société. C’est évidemment impossible, car la Société a racheté tous les Etats et presque toutes les compagnies de la planète. Les rares organisations qui ne sont par rattachées à la Société en dépendent comme sous-traitants. La Société est donc une hydre très étendue et forcément complexe. Mais Lucas sait qu’il doit forcément exister des poches sans contrôle au sein de la Société. Au plus haut niveau certainement, celui du Siège, mais également dans certaines entités plus tournées vers la recherche de nouvelles techniques commerciales, par exemple, ou même de manière aléatoire. Il existe ainsi forcément des zones sans contrôle ou alors avec un contrôle très limité.

Lucas se dit que c’est un sujet à creuser. Il décide d’arrêter quelques minutes son contrôle de la sourimain droite pour lancer un robot à le recherche de telles zones et pour dresser une carte du contrôle de la Société par elle-même. Puis il reprend la sourimain et attend que son robot lui fournisse une réponse. Il sait que cela peut prendre des jours et des jours.

C’est pourquoi il est surpris lorsqu’il entend le bip de son robot à peine cinq minutes après l’avoir lancé. Déjà, se dit-il ? Il affiche en un clic rapide le résultat de la recherche. La page apparait directement sur sa rétine. Elle est blanche, limite aveuglante, et se limite à une phrase : « Veuillez vous présenter immédiatement au bureau 109G-H2-V3 ».

Lucas frissonne. Ce message l’inquiète. A-t-il violé une règle ? Quelqu’un l’a-t-il contrôlé justement ? Va-t-il se faire exclure ? Qu’est-ce que ce bureau 109G-H2-V3 ?

Mais le message est clair. Lucas ôte ses deux sourimains et se lève. Sur sa rétine flamboie l’itinéraire pour aller par le plus court chemin possible au bureau 109G-H2-V3. Lucas marche vite car il a peur d’être, en plus, accusé de traîner. Sa destination semble si loin. Il craint de plus en plus d’être en retard et il se met à courir. Les couloirs de la Société tentaculaire sont vides. Il aimerait pouvoir voler pour arriver plus tôt.

Enfin il arrive devant la porte de la pièce numéro 109G-H2-V3. Il frappe. Quelqu’un, un homme, lui dit « Entrez » sur un ton sec. Lucas respire un grand coup et ouvre la porte.

Personne ne reverra plus Lucas après ce jour, ni ses compagnons de chambrée, ni les filles de la buvette d’à côté. Lucas est en effet immédiatement isolé dans une pièce spéciale. Son travail est maintenant d’identifier toutes les zones de non-contrôle sur la planète et de les réduire, de les dominer ou même de les détruire si nécessaire. C’est un travail délicat et seuls les plus doués peuvent le mener à bien. Lucas est le dernier à être recruté pour ce travail, mais il est très prometteur. Grâce à lui, depuis ce matin, la Société a déjà gagné plus que Lucas consommera dans toute sa vie.

On a proposé un contrat très avantageux à Lucas. Il l’a accepté naturellement. Y a-t-il un autre choix possible dans ce monde ?


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire