dimanche 19 juillet 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle sonnante de Lermont - 2

Lermont leva les yeux. Une femme se tenait devant lui.

Il ne l'avait pas sentie s'approcher. Ni vue, ni entendue d'ailleurs. Lermont eut un sursaut. Il croyait bien ne plus être surpris aussi facilement. Il avait une grande confiance dans la capacité de son cerveau de le protéger, de l'avertir, à tel point que c'était devenu automatique chez lui. Cela lui donnait en général le temps de se préparer. Mais ce soir, cette femme l'avait complètement surpris. Il ne savait même pas depuis combien de temps elle était là, debout devant lui. En plus Lermont savait que ses yeux étaient mouillés. Le réverbère était en face de lui et la femme qui se tenait en contre-jour occupait le point précis d'où elle pouvait voir ses yeux luire. Lermont se sentit soudain très faible devant cette silhouette dont il n'arrivait pas à saisir les traits.

Elle ne disait rien. Elle semblait attendre. Lermont ferma les paupières. Il était encore plein de toutes les rencontres qu'il venait de se réciter, de la plus ancienne à la plus récente. Il avait juste levé les yeux pour s'emplir de la beauté et de la douceur du monde, après tant de souvenirs. Comment ne pas vouloir s'ouvrir à l'univers entier quand on est empli d’amour ? Et tant pis si toutes ces rencontres n'avaient été que des préliminaires. Tant pis s'il n'avait pas trouvé sa femme idéale qui aurait fait de lui son homme idéal. Lermont se dit qu'il allait devoir rouvrir les yeux, qu'il fallait les rouvrir. Il devait avoir l'air ridicule comme ça, les yeux fermés sur son banc.

Mais avant de les rouvrir, Lermont se focalisa sur la force de l'aimant en lui. C'était quelque chose qu’il avait appris à mesurer avec le temps, comme une tension de tout son corps vers l'avant, une envie de danser, de bouger tout en voulant rester parfaitement immobile. A ce moment précis, Lermont sut que l'aimant était présent en lui. Et fortement. C'était donc le moment d’une rencontre.

Une rencontre à savourer à déguster, à vivre intensément. Sans se poser de question. Une rencontre aussi soudaine que surprenante. Une rencontre qui venait juste d'accélérer son cœur d'aimant. Lermont sut tout de suite que cette rencontre ne ressemblait à aucune des autres. Il venait de se les repasser dans sa tête. Et comme à chaque fois il eut l'espoir que cette rencontre serait la bonne. Une femme différente de toutes les autres, ou alors la femme-synthèse de toutes les autres, ou alors une revenante du passé qui lui confirmerait que c'était elle la bonne même s'il ne s'en était pas rendu compte la première fois. Ou alors...

Lermont compta trois battements de cœur, une éternité de presque deux secondes. Il fallait rouvrir les yeux. Peut-être ne s'agissait-il que d'une apparition, ou pire d'une illusion ? Peut-être ne verrait-il que le réverbère allumé et une ombre d’arbre ? Peut-être ne s'agissait-il pas d'une vraie rencontre, se dit-il tout en étant intimement convaincu du contraire ? Un quatrième battement de cœur passa. Lermont se décida à rouvrir les yeux.

La femme était toujours là, devant lui. C’était indiscutablement une femme et sa silhouette était élancée. Elle était petite, comme de juste. Ses cheveux bouclés, qu'il savait être foncés, bougeaient lentement dans la brise légère qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il ne distinguait rien d'autre. Même sa robe ne laissait rien entrevoir dans le contre-jour. Une très belle silhouette se dit-il. Il savourait ce moment avec délectation. Mais il allait devoir faire quelque chose. Se lever, parler, sourire ? Il ne savait pas quoi faire, alors il fit tout à la fois.

- Bonsoir, lui dit-il avec un sourire dans la voix et tout en se levant avec un léger pas de côté afin de contourner le contre-jour. Il fallait qu’il la voie. Ce n’était pas juste d’être pris comme cela sans savoir à qui on avait à faire.

La seconde qui suivit apparut comme un pas de danse à l’écureuil qui les regardait en mâchant une noisette. Un instant ils étaient ici et l’instant d’après ils étaient là, tous les deux en pleine lumière, face à face. Le mâle était nettement trop grand se dit l’écureuil, ça ne marchera jamais. Mais pourtant lui aussi sentait cette vibration de l’air autour d’eux. Il en lâcha presque sa noisette, ce qui en dit beaucoup sur son émoi. Il n’avait pas bien vu le pas de danse, mais il se souvenait juste de sa beauté fluide. Si naturelle. L’écureuil mordit dans la noisette pour se refaire une contenance et continua à les regarder. Il n’aimait pas trop les humains, sauf quand ils le nourrissaient, mais ceux-là semblaient différents. Meilleurs se dit-il.

Lermont non plus n’avait pas bien compris le pas de danse. Il avait continué à regarder les yeux de la femme. Enfin, pas exactement. Au début, il avait regardé là où il pensait qu’étaient ses yeux, noirs sur le fond noir de son ombre. Puis en tournant, il ne savait plus comment, il avait vu émerger ses yeux. Elle avait tourné aussi puisqu’elle lui faisait toujours face. Pourtant il lui semblait bien qu’elle n’avait pas bougé, ni tourné la tête. Ce pas de danse emplit Lermont d’une envie sauvage de dévorer la vie et l’Univers en entier. Cette émergence lente de cette paire d’yeux du noir à la lumière le bouleversa. Il ne savait plus quoi penser. Il ne se mit à respirer qu’une fois leur pas terminé, après une autre éternité pendant laquelle son cerveau, ses poumons et son coeurs s’étaient arrêtés. Seuls les yeux de Lermont vivaient en lui. Et ces yeux étaient fixés sur d’autres yeux, ses yeux à elle.

Les yeux de la femme, pendant ce pas de danse, changèrent un nombre infini de fois. Son cerveau, plus tard, lui dirait que c’était à cause du changement de lumière, comme s’il était en train d’assister à l’apparition d’une photo en couleurs sur un papier vierge dans le bain d’un révélateur humain, en ce moment magique où l’image naît en passant par son négatif avant de se stabiliser.. Mais en ce moment précis, Lermont vit défiler devant ses yeux les yeux de toutes les femmes qu’il avait rencontrées, et plus encore. Comme un résumé de sa vie passée mais également de sa vie future. De toutes ses vies possibles.

Lermont et la femme étaient maintenant debout, face à face. Le réverbère devait avoir bougé de place, dit le cerveau de Lermont à Lermont, maintenant qu’il était revenu de son sommeil éternel. Ce n’était pas possible autrement. Lermont la voyait parfaitement et il savait qu’elle le voyait parfaitement aussi. Il ne put détacher ses yeux des yeux de la femme. Il mourait pourtant d’envie de la regarder plus en détail. Il était bien. Cet instant l’emplissait de joie. Une rencontre à nulle autre pareille. Une rencontre dont il se souviendrait avec bonheur tout le restant de sa vie.

- Bonsoir, vous êtes Lermont ? dit-elle.

Sa voix était douce comme la peau d’une amante mais les mots lui firent l’effet d’un choc électrique. Lermont écarquilla les yeux. Sa gorge se serra. Il ne put répondre. Il réussit à dire oui de la tête. Un petit oui mais un oui indiscutable. La femme lui sourit. Il vit alors son visage. Il sut alors qu’il l’avait déjà vue. Mais où ?

Elle lui dit « Marchons » d’un ton doux auquel personne n’aurait pu résister. Même l’écureuil eut à ce moment envie de descendre de sa branche. Et elle prit naturellement le bras de Lermont. Puis ils marchèrent. Lermont se laissa guider. Elle ne parlait pas et il n’osait pas briser ce moment. Il ne pouvait même pas la regarder.

C’est en arrivant au bord du lac qu’elle s’arrêta. Lui aussi. Elle lâcha son bras et s’assit dans l’herbe. Il se mit en tailleur en face d’elle et la vie de Lermont changea.

A suivre.


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