dimanche 27 septembre 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle fonction

Jules se gratta l'épaule. Il avait vraiment exagéré sur la plage le dernier jour de ses vacances et ses coups de soleil étaient là pour lui rappeler qu'il fallait mettre de la crème. Oui mais voilà, quand Jules était en vacances, il ne raisonnait pas vraiment et en plus il n'avait pas de compagne pour lui étaler la crème. Alors il s'en foutait un peu. Maintenant qu'il revenait au travail, il aurait tout le temps de récupérer et de se remettre au parfum, car il avait passé des vacances loin de tout ! D'ici quelques jours, le coup de soleil serait parti et de toutes façons il était seul dans son bureau. Il pouvait se gratter autant qu'il voulait sans gêner personne.

Il faut dire que le travail de Jules n'était pas fatigant et lui laissait toute latitude pour remplir ses mots croisés, se gratter ou surfer sur ses sites favoris. C'était quand même un travail important pour son entreprise, puisqu'il devait contrôler les documents publiés et en vérifier l'orthographe et la syntaxe. Un travail facile pour lui, car il était très à l'aise avec les mots. Un travail léger sur son cerveau puisque les textes en sortaient aussi vite qu'ils étaient rentrés. Certains de ses collègues le regardaient en souriant et se moquaient gentiment de lui comme d'un employé inutile. Il s'agissait évidemment de ceux qui faisaient le plus de fautes et Jules sourit intérieurement. Lui se savait utile et bon dans son métier. Et tant pis pour les autres !

En se grattant l'épaule, Jules faillit renverser son café du matin. Il avait naturellement fait un arrêt devant la machine à café avec l'intention de saluer ses collègues, de raconter ses vacances et d'apprendre tous les potins qui n'avaient pas manqué de s'accumuler pendant ces quelques semaines d'absence, mais il n'avait encore vu personne. Il arriva donc beaucoup plus tôt que prévu à son poste de travail, un peu déçu. Pas grave, se dit-il, je les verrai à la pause déjeuner.

Il eut juste le temps de poser son café sur le bureau et le téléphone se mit à sonner. Etrange, se dit-il, si tôt que ça ? Pourtant tout le monde sait que je n'arrive jamais aussi tôt... Jules s'assit quand même et décrocha, non sans avoir remarqué que sa corbeille "arrivée" était vide.

- Allo, Monsieur Jules Fréton ? dit une voix inconnue au téléphone
- Oui, lui-même. Bonjour. A qui ai-je l'honneur ?
- Ah Monsieur Fréton, nous sommes très heureux de pouvoir vous parler enfin. Pourriez-vous me dire ce que vous pensez faire à propos de l'affaire Marchandais ? répondit d'un air obséquieux la voix toujours inconnue.

Jules sursauta. L'affaire Marchandais ? Cette histoire de trafic international de drogue qui avait défrayé la chronique pendant l'été et qu'il avait suivie dans le journal local ? Une sombre histoire qui concernait un patron de groupe de presse et qui incluait quelques parties fines ? Jules trouvait tout ça débile. Il aurait bien donné un grand coup de balai dans ce groupe.

- Mais vous ne m'avez pas dit qui vous étiez, et pourquoi vous me parlez de cette affaire sordide et qui se terminerait par un grand coup de balai dans le groupe si ça ne tenait qu'à moi ? dit-il comme s'il pensait tout haut.
- Ah merci, Monsieur - prononcé avec un très grand M - nous apprécions beaucoup votre aide.

L'inconnu raccrocha et Jules regarda son téléphone un peu ahuri. C'est quoi ce truc, se dit-il avant de prendre une lampée de café. Puis il sourit un grand coup, ce qui n'est pas recommandé quand on boit du café, et s'étouffa presque. Oui, c'est ça ! Ca doit être une blague de ses collègues pour son retour. Il reprit une lampée, plus calmement cette fois et se dit que ses collègues lui avaient manqué.

Jules eut le temps de finir son café. Puis il regarda encore une fois sa corbeille arrivée. Elle était toujours vide. Il n'avait donc rien à faire. Il se gratta l'épaule pour se donner une contenance puis ouvrit son ordinateur. Pas de messages électroniques non plus. Ca c'était vraiment bizarre. Même pas un spam pour lui vanter les mérites d'un médicament miraculeux ou d'une technique imparable pour perdre du poids.

Jules regarda le fond de son gobelet et se décida à aller en chercher un autre. Il espérait croiser un collègue, et il sourit lorsqu'il reconnut le dos de Marcel à côté de la machine à café. Marcel ! Le collègue le plus sérieux de la boîte, pas comme Albert qui lui racontait les pires blagues de la Terre. Au moins, il allait pouvoir comprendre cette histoire de blague. Marcel était incapable d'une once d'humour et il lui dirait la vérité. Cela dit, il mourait d'envie d'aller voir Albert qui devait avoir accumulé pas mal de nouvelles histoires à raconter pendant ses vacances. Mais Marcel ferait l'affaire pour éclaircir son mystérieux coup de fil du matin.

- Bonjour Marcel, lança Jules à la cantonade en arrivant par derrière. Marcel sursauta et renversa son café.
- Jules ? bredouilla-t-il.
- Ben oui, c'est moi. Je t'ai fait peur ? Tu as mis du café partout !
- Du café ? ah oui, du café. Oh c'est pas grave... Marcel semblait complètement affolé. Jules le regarda un instant.
- Tu vas bien, Marcel ? Tu as l'air tout chose.
- Non, non. Je vais bien, je t'assure. Excuse-moi je dois filer, j'ai du travail. Et il fila. Il s'enfuit même, sous le regard interloqué de Jules. Juste avant de franchir la porte, Marcel se retourna et réussit quand même à lancer "Et félicitations pour ta nomination !" avant de disparaître dans le couloir de la comptabilité.

Jules resta quelques instants immobile. Soit la blague devenait plus complexe, soit il s'était passé quelque chose. Une nomination ? Pendant son absence ? Jules hésitait toujours entre blague et réalité. C'était son premier matin, alors il prit les choses avec philosophie. On verrait bien. Il se gratta l'épaule - avant de prendre son gobelet cette fois - et revint à son bureau, toujours sans croiser personne.

Jules se rassit à son bureau et alla sur l'intranet de l'entreprise. Il ne vit rien de spécial. Il était toujours marqué comme "correcteur". Aucune trace de nomination ou de changement dans l'organigramme... Il s'installa confortablement et attendit l'arrivée du courrier. On avait dû mettre de côté les dossiers à corriger pendant son absence. Il navigua sur l'Internet et se perdit dans les méandres des liens plus ou moins rigolos. Il se permit même de faire quelques détours sur des tests comparatifs de crèmes anti coup de soleil.

A 13 heures, son téléphone sonna. Jules sursauta. Il n'avait pas vu l'heure passer, ni le courrier d'ailleurs et sa corbeille d'arrivée était toujours vide. Aucun collègue n'était venu le saluer. Jules ne comprenait pas, mais il décrocha quand même.

- Allo, Monsieur ? dit la même voix inconnue au téléphone
- Oui, lui-même. C'est vous ? Qui êtes-vous ?
- Merci pour tout, Monsieur. Avez-vous une suggestion pour la Chine ? Le président chinois arrive bientôt.
- La Chine ? s'exclama Jules. La Chine ? Mais je n'en ai rien à faire, moi, de la Chine. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent les chinois et leur président aussi ! On a déjà assez de problème ici. Si ça ne tenait qu'à moi, le président chinois, on lui dirait ses quatre vérités.
- Vous êtes sûr, Monsieur ? demanda d'une voix incertaine la voix.
- Oui ! Mais qui êtes-vous enfin ? C'est une blague ?
- Une blague ? Oh non, Monsieur, je ne me permettrais pas. Merci encore.

Et la voix raccrocha. Jules regarda son téléphone. Il voulait le frapper mais cela n'aurait pas servi à grand chose. Il respira et reposa le combiné avec soin. La prochaine fois, s'il y en avait une, ce serait lui qui poserait les questions.

Jules remit sa veste et sortit de l'immeuble. Il avait besoin d'air et de manger. Il s'acheta un sandwich industriel à la supérette du coin et s'installa sur un banc au bord de la fontaine au milieu du square. Il n'avait pas vraiment envie de retourner travailler. Entre ses collègues absents ou fuyants et ces coups de téléphone bizarres, il ne se sentait pas très motivé. N'oublions pas non plus que c'était la rentrée pour lui. Il décida soudain de se faire porter pâle pour l'après-midi.

Il décida quand même d'aller se prendre un petit café dans son troquet habituel avant de reprendre le bus. La patronne était derrière son comptoir, comme d'habitude. Elle avait l'air de trôner telle une reine. A chaque fois qu'il entrait, Jules se sentait un peu diminué, mais peut-être qu'au fond il aimait ça. C'était quand même bon de retrouver ses habitudes, se dit-il en refermant la porte.

La patronne le regarda. Elle baissa tout de suite les yeux et ne le regarda plus. Elle lui servit automatiquement une noisette, comme d'habitude - et partit vite dans l'arrière boutique. Le bar était vide, à part deux hommes en costume au fond en train de ne pas boire deux bières, les verres encore pleins. Jules posa ses pièces sur le comptoir et but son café, un peu inquiet. Il ne savait plus quoi penser. La douce voix de la télé n'était qu'un fond sonore derrière le tumulte de son cerveau.

Puis il regarda l'écran. Quelque chose avait attiré son attention. C'était le journal. On parlait de la Chine. Il augmenta le son, en habitué qu'il était. Le présentateur annonçait qu'une déclaration surprise du gouvernement, à quelques jours de l'arrivée du président chinois, venait de jeter un pavé dans la mare des relations du pays avec la Chine. Un langage absolument pas diplomatique dans ce genre de situation. Jules regardait fasciné la déclaration du Premier ministre et les premières réactions qui saluaient son courage et celui du Président.

Jules reposa sa tasse soigneusement sur la soucoupe. Il visa mal et renversa un peu de café sur le zinc. Il regarda fasciné la petite coulée de café qui venait vers lui. Il était comme tétanisé. Il vit à peine l'un des deux hommes en costume stopper le café avec son mouchoir. Sans le regarder.

Jules sortit en courant du café. Il ne voulait qu'une chose, rentrer chez lui ! Il prit le bus comme un zombie et se retrouva sur son lit en un rien de temps. Il ne put dormir de l'après-midi. Le téléphone sonna plusieurs fois, mais il ne décrocha pas. Il se sentait épuisé et en même temps bouillonnant.

Ce n'est que le soir venu qu'il alluma sa télé. Il passa une grande partie de la nuit à zapper d'une chaine d'info à une autre. On y parlait beaucoup de la Chine et des conséquences des déclarations du jour. Les chinois s'étaient même fendus d'une déclaration pour répéter leur attachement aux relations entre les deux pays et pour insister sur l'importance de la rencontre à venir entre les deux présidents. L'affaire Marchandais était également mentionnée, mais ce n'était déjà plus la grande nouvelle du jour.

Jules éteint finalement la télé, se gratta l'épaule et se coucha. Il s'endormit rapidement. C'est au matin qu'il se souvint que cet été avait eu lieu la désignation du nouveau Président. Une désignation aléatoire, comme à chaque fois. Il se rasa et enfila sa plus belle veste. En sortant, il ne fut aucunement surpris de voir des hommes en costume l'attendre, avec quelques motards et une grosse voiture noire. L'un des hommes lui tendit un téléphone.

Jules s'installa sur la banquette arrière. Il n'eut pas longtemps à attendre avant de recevoir un coup de téléphone. Il se gratta une dernière fois l'épaule et décrocha.

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