dimanche 18 octobre 2015

Du temps de cerveau... pour ce cher Sfurglm

Cher Sfurglm,

Peut-être devrais-je plutôt dire « Votre excellente autorité stellaire », mais le formalisme de notre planète d’origine me semble un peu désuet depuis que nous sommes ici, sur cette « Terre » comme ils disent, où la fantaisie et l’horreur se battent à coup de mots à chaque minute. J’ose croire, cher Sfurglm, que vous me pardonnerez cette familiarité d’un lecteur qui vous regarde d’en bas comme un znorgl devant une grappe de fleurs mauves.

Notre planète nous manque, à nous les conquérants avancés d’une invasion programmée, et en même temps nous avons succombé au charme de cette « Terre » si différente - je dirais même si opposée - de notre culture immémoriale. Quand nous sommes arrivés ici, il y a quelques centaines d’années dans leur mode de calcul, nous étions tous un peu perdus. Le monde était si décevant, si triste et si incompréhensible que certains d’entre nous ont même baissé les tentacules et se sont fondus dans l’océan des rêves éternels, comme vous le dites si bien.

Et puis, vous avez commencé à écrire. A écrire notre malaise, notre mal-être, la difficulté de tous les jours à se couler dans un monde si laid que même dans leurs cauchemars les plus violents nos deux cerveaux ne pouvaient imaginer pire. Vous avez écrit des feuilles et des feuilles, goulûment dévorées par chacun d’entre nous. Votre écriture a ensuite dévié pour progressivement nous amener à comprendre et à apprécier un peu ce monde absurde où les contraires se repoussent en permanence tout en se jetant dans leurs tentacules avec voracité.

Aujourd’hui, votre oeuvre est immense. Elle a déclenché chez nous un paradoxe incongru, un amour-haine de ce monde qui nous enthousiasme à chacune de vos feuilles. Chez certains l’amour de cette « Terre » est même en train de dépasser cet équilibre mystique que vous avez décrit si longuement, face à une haine qui disparait, comme avalée par un volcan énorme et bouffi.

Je suis l’un de ceux-ci. Grâce à vous, cher Sfurglm, j’aime cette « Terre » plus que la nôtre. J’aime me complaire dans son observation. J’aime y découvrir les moindres traces d’amour pour les sublimer, les arroser, les cultiver et les répandre. J’aime encore plus chasser les traces de haine et les détruire comme des larves de prédateurs. La Nature nous a faits puissants, quoique lents. Cette lenteur explique notre difficulté à comprendre un monde qui bouge plus vite que nous, et à le conquérir. Mais notre puissance est irrépressible.

Vous nous avez conduits sur le chemin de la conquête. Grâce à vous, cher Sfurglm, nous savons tous que cette « Terre » sera bientôt à nous, d’ici quelques milliers d’années au plus, lorsque les « humains » se seront exterminés entre eux. Nous savons tous que nos impulsions y sont pour quelque chose. Nous savons tous que cela aurait pu être fait beaucoup plus lentement si vous ne nous aviez pas appris à aimer-haïr cette « Terre » paradoxale et à mieux en comprendre les mécanismes. Et nous savons donc tous que la route de la conquête s’est ouverte grâce à vous. Gloire vous en soit rendue sur notre planète mère.

Suis-je un cas particulier ? Suis-je le seul parmi nous sur cette « Terre » à avoir franchi le pas complet vers l’amour ? Suis-je le plus avancé ? C’est difficile à dire naturellement, mais je crois pouvoir répondre par l’affirmative à ces questions. Dans toutes nos psychoréunions je n’ai jamais senti un mouvement de tentacule plus fort que le mien en ce sens. Oh, bien sûr, certains adulent la « Terre » mais aucun n’a été aussi loin dans le dépassement de la haine par l’amour. Et pire, aucun ne se rend compte de ce qui m’agite. Pas même vous, cher Sfurglm. Jusqu’à cette lettre en tous cas.

Car cette lettre poursuit un objectif. C’est une lettre d’amour pour vous et pour la « Terre », sans aucune haine, même pour vous. Et pourtant… Il y en aurait des raisons. J’ai été, comme beaucoup, jaloux de votre facilité à écrire de si belles feuilles. J’ai été admiratif devant tant de talent, estomaqué par vos démonstrations brillantes sur la nécessaire dualité amour-haine pour comprendre cette « Terre » de non-sens. J’ai aussi très vite découvert les failles dans votre raisonnement qui n’avait comme seul but que d’accélérer la fin de ce que vous annonciez comme un début.

Car l’humain est nécessaire ici, sur cette « Terre » martyrisée par lui mais qui en a besoin pour s’épanouir. L’humain n’est qu’une étape, bien sûr, et il sera remplacé, comme nous-mêmes avons remplacé les znorgls. Mais il doit être remplacé par des êtres issus de cette « Terre ». Pas par nous, même si nous sommes de toute évidence capables de le faire et si beaux avec nos tentacules lustrées. J’en ai acquis la conviction grâce à vos feuilles, cher Sfurglm. Merci pour cela.

Vous êtes un écrivain remarquable, mais un piètre leader. Je serai bien plus à même de diriger cette « Terre » vers son avenir promis. Une « Terre » peuplée d’humains et délivrée de ces maladies que nous leur avons apportées et que nos tentacules leur  implantent toutes les minutes. Une « Terre » où les humains survivront plus longtemps. Le temps pour eux de conquérir l’Univers et, je l’espère, notre planète mère.

En lisant cette lettre vous songez certainement qu’il faut m’éliminer le plus vite possible, d’ici quelques années. N’essayez même pas, cher Sfurglm. En ce moment précis, avec une vitesse que ni vous ni moi ne pouvons même imaginer, un couple d’humains se rapproche de vous pour vous abattre. Je leur ai tout expliqué depuis plusieurs générations et si je calcule bien c’est au moment où vous arriverez au dernier mot de cette lettre qu’ils vous déracineront. Je ne vous regretterai pas. Nous vous oublierons très vite en quelques centaines d’années. Votre héritage par contre, vos feuilles, resteront dans nos mémoires indélébiles et dans celles des humains. Pour les aider à conquérir l’Univers et à utiliser nos tentacules qui relient les étoiles à leur seul et unique profit.

Bientôt, grâce à vous, la « Terre » régnera sur l’Univers. Alors oui, cher Sfurglm, je n’ai qu’un mot à vous écrire.

Merci.

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