dimanche 13 décembre 2015

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle histoire

"Grand-père, tu nous racontes une histoire ?" piaillèrent en cœur mes trois bambins. Ils sont vraiment adorables quand leur papy vient ici. Si seulement il pouvait venir plus souvent. Car le reste du temps, ils ne font que des bêtises. Mais quand il est là, ils sont sages comme des anges qui écouteraient sagement leur dieu, assis et blottis les uns contre les autres, avec leurs petites ailes qui frémiraient au rythme des battements de leurs cœurs.

Il faut dire que mon père sait raconter les histoires et qu'il en connaît beaucoup. Il est très vieux et a connu plein d'aventures. Il a aussi une imagination férocement créative. Il est quasiment impossible de démêler le vrai du faux dans ses histoires. Même moi, après toutes ces années passées à les écouter, je ne sais pas m'y retrouver. Il glisse toujours des détails vrais et vérifiables dans ses aventures. Il est vraiment très fort. Et il ne répète jamais deux fois la même histoire. C'est pour ça que je souris en entendant mes enfants prononcer la phrase rituelle. J'attends la suite en faisant semblant de débarrasser la table. Je les connais par cœur, ces mises en bouche, jusqu'au début de l'histoire.

- Une histoire, mes enfants ? dit-il d'un air surpris.
- Oh oui, grand-père, une histoire ! lui fut-il répondu par un unisson de voix excitées
- Mhhh, une histoire, hein ? Et quelle histoire vous ai-je raconté la dernière fois ? Demanda mon père comme à chaque fois, comme si c'était important car elles ne se suivaient jamais.
- Une histoire de dragons, papy !!! 
- Une histoire de dragons ? Tiens, tiens. Quelle surprise ! Et vous voudriez quoi comme histoire aujourd'hui ?
- Une histoire de dragons !!! La réponse était toujours la même depuis des années et des années. Il faut dire que mon père racontait particulièrement bien les histoires de dragons.
- Encore une histoire de dragons ? Reprit-il sur un ton amusé. Je ne sais pas si j'en connais d'autre. Vous êtes sûr ?
- Oui !!! Crièrent-ils tous les trois. Leurs yeux brillaient. Ils étaient prêts.
- Hum, hum. Installez-vous confortablement alors pendant que je réfléchis...

Fin de la séquence rituelle. Début de l'histoire. Tous étaient évidemment déjà bien installés. J'arrêtais de faire semblant de nettoyer et m'installai à mon tour. De toutes façons, pendant l'histoire mes enfants finiraient de nettoyer la table. Il ne resterait même pas un os à ronger. C'était toujours la même chose avec lui. Ses histoires étaient tellement réalistes que son auditoire y participait comme automatiquement, complètement plongé dans son univers onirique.

Mon père commença alors son histoire. Ça ne sert à rien que j'essaye de vous la raconter. Il faut le voir en personne vibrer avec  ses histoires pour les apprécier. J'ai essayé une fois d'en raconter une à un ami et j'ai dû arrêter très vite devant son air déconcerté. La magie des histoires de mon père ne passe que par lui. Même écrites elle perdent toute saveur et toute cohérence. Je ne vous ferai pas l'injure de vous imposer une telle épreuve. Sachez simplement que cette histoire-ci fut l'une des plus émouvantes et drôles qu'il ait jamais racontée. Il y avait des dragons, bien sûr, tous plus cocasses les uns que les autres, et des hommes en train de les combattre, tous plus courageux que ceux d'aujourd'hui. Car cette histoire se passait il y a longtemps lorsque les dragons gouvernaient le monde. Impossible de deviner quel rôle mon père jouait dans cette histoire car il les mimait tous avec un talent évident. On croyait vraiment voir ces hommes courageux et brutaux et ces dragons fins et élégants. A moins que cela ne soit le contraire, je ne sais plus et de toutes façons, cela n'a pas d'importance. Toutes les histoires se terminaient de la même façon. Les hommes gagnaient, ou croyaient avoir gagné, mais les dragons étaient prêts à revenir. Ce n'était pas l'histoire qui comptait, mais la manière qu'il avait de nous les faire vivre.

Cette histoire dura plus longtemps que la dernière, dans mon souvenir embrumé. Les enfants étaient fascinés. Lorsque mon père prononça les mots rituels "Mais c'est une autre histoire", il y eut un grand silence. Nous regardions tous la table. Elle était propre, immaculée même. Et dire que quelques instants auparavant elle avait été l'héroïne de batailles sans merci entre des hommes et des dragons assoiffés de sang. On voyait encore sur la table les traces des griffes de ces dragons mythiques et des coups d'épée des héros qui essayaient de les combattre.

Mon père se leva et s'ébroua lentement. Il était tard. "Il est tard, dit-il avec sa grosse voix pourtant si douce, je dois y aller". Nos protestations furent bien faibles, car nous étions encore sous le charme de cette histoire. Il avait particulièrement insisté sur les repas, aujourd'hui, comme des moments qui ponctuaient l'histoire, qui lui donnaient son caractère plus intime. Je me rendis compte alors que j'avais faim et un coup d'œil vers mes enfants suffit à me faire comprendre qu'eux aussi avaient une fringale. En mère heureuse de voir grandir ses petits, je décidai de leur servir un petit en-cas avant de les coucher pour la nuit. 

- Tu n'as pas faim, papa ? lui demandai-je. Avant de repartir ?
- Non merci ma fille, me répondit-il avec ce sourire si charmant qui mettait en valeur ses dents si blanches. Je dois filer. A une prochaine fois !

Les enfants étaient tout amollis. Il les embrassa affectueusement, comme moi. Puis il prit son envol et je me dirigeai vers la glacière y chercher quelque chose à grignoter pour mes petits bouts. En bonne mère, je m'organisais toujours pour avoir des en-cas prêts à consommer au frais. J'ouvrais la porte et souris. Oui, il y avait de quoi satisfaire mes petits carnivores. Trois gros pâtés d'humains, avec leur jus et leurs os. Miam. Je souris en les posant sur la table devant mes enfants. Leurs ailes frémirent. Rien ne valait un petit festin avant de se coucher.

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