dimanche 24 janvier 2016

Du temps de cerveau pour... un beau châssis

Galileo était un inventeur. Issu d'une famille d'inventeurs de père en fils, portant tous des prénoms aussi bizarres que nostalgiques. Évidemment, ils n'étaient pas italiens et l'époque était moins créative que la Renaissance, mais ils avaient réussi bon an mal an à vivre avec suffisamment de confort, grâce à des inventions rentables. Pas de grandes inventions, bien sûr, mais de quoi obtenir une petite notoriété dans le milieu très fermé des inventeurs qui se retrouvaient régulièrement dans des salons spécialisés.

Galileo était fils unique et une exception dans la famille. Il inventait autant que son père, mais ne semblait pas y prendre plaisir. C'était plutôt comme une sorte d'obligation familiale, car on avait le sens du devoir chez les Strungph. Son père s'en était inquiété, mais Galileo le rassurait en produisant de temps en temps quelques inventions astucieuses, comme le verre réfrigérant à alcool, la multi-bouteille toujours pleine ou le détecteur de phéromones du vin. Vous remarquerez peut-être un motif récurrent dans les inventions de notre héros. Galileo aimait l'alcool en effet. Depuis tout petit. Il en buvait raisonnablement, mais régulièrement. Et il préférait la qualité à la quantité. Son statut de fils unique dans une famille aisée et d'inventeur occasionnel le satisfaisait pleinement. Il lui laissait le temps de chercher des alcools exotiques et de les étudier (verbe synonyme de déguster). Il affectionnait particulièrement une certaine vodka difficile à importer, mais très goûteuse.

Lorsque son père mourut, Galileo dût se mettre à gagner un peu d'argent. Il décida de se lancer dans une invention qui correspondait à ses goûts et à l'air du temps, empli de réalité virtuelle et de capteurs omniprésents, et qui rapporterait beaucoup. Il ne lui fallut que quelques mois pour la mettre au point. Elle fonctionnait très bien dans son laboratoire. En tous cas pour lui. Mais il allait falloir la tester en vrai. Il se mît à la recherche d'un lieu plus approprié et en un rien de temps il se trouva installé comme patron et barman d'un pub, sur la plus grande artère de la ville. 

Son invention, qu'il avait baptisée "la porte du désir" permettait deviner qu'elle était la boisson favorite d'une personne et de lui préparer automatiquement. Il avait installé un portique de détection camouflé dans un châssis de porte, entre la salle où les clients s'asseyaient et le bar où il se tenait. Quand les clients passaient en-dessous, le nom et la composition exacte de leur boisson préférée s'affichait sur un petit écran près de lui, et réservé à son seul usage. Si l'assemblage hétéroclite derrière lui savait composer le cocktail, il se mettait automatiquement en marche et la boisson était prête au moment où le client arrivait au bar. De temps en temps, il fallait qu'il intervienne pour une manipulation plus compliquée et qu'il n'avait pas encore réussi à automatiser, ou pour aller à la réserve chercher un alcool rare. Mais sa machine fonctionnait bien et la plupart des gens avaient en fait des désirs similaires. 

Son invention détectait l'humeur de ses clients. Elle décidait d'ajouter de subtils parfums en fonction du moment : un peu d'épices, du piquant, du sucre, de l'acide ou même de l'amer quand le client était énervé. Il s'en servait aussi sur lui, régulièrement, et n'avait jamais été déçu par les choix de la machine. Souvent elle lui servait sa vodka personnelle, plus pure que pure, mais en y ajoutant de temps en temps un peu de poivre ou de jus de citron. Une ou deux fois, la machine lui avait servi une décoction complexe qui l'avait surpris au début mais qu'il avait instantanément su être la bonne. Il était très fier de son invention.

Et ses clients adoraient. Au bout de quelques semaines, il y avait toujours la queue devant le pub. Il ne vendait aucun alcool au détail, seulement ses cocktails adaptés à chacun. Son enseigne en avait surpris plus d'un au début. Juste un néon qui affichait en lettres de lumière "Votre boisson préférée. Prix unique 20 crédits". Et puis plus loin, la mention "satisfait ou remboursé". Comme le quartier était branché, ses premiers clients étaient venus pour voir. Mais ils étaient revenus très vite, avec des amis. Même ceux qui avaient des goûts simples appréciaient la qualité de ses produits et le fait de ne jamais rien demander. Il n'avait eu aucune plainte. Une fois seulement, un client avait demandé à être remboursé, car la boisson ne correspondait pas à son désir, avait-il dit. Galileo avait payé sans broncher. Une heure après, le client était revenu et la machine avait choisi de préparer la même boisson (Galileo avait un fichier client très sophistiqué qui gardait plein d'informations sur eux, en toute illégalité, mais qui lui permettait de toujours avoir les bons produits en réserve et d'améliorer son invention). Galileo avait alors stoppé la machine en disant au client qu'il s'agissait de la même boisson, qu'il s'excusait mais que cela ne lui plairait pas. Le client avait alors rougi et posé 40 crédits sur le comptoir. Il avait voulu lui jouer un tour, mais la boisson était vraiment trop délicieuse et il ne pouvait s'en passer. Galileo accepterait-il, s'il payait aussi la boisson précédente ? avait-il plaidé... Galileo avait accepté, évidemment, un grand sourire sur les lèvres. Sa machine était décidément très efficace, se dit-il.

Maintenant Galileo avait deux machines, tellement il y avait d'affluence. Il avait ajouté un petit voyant vert quand quelqu'un désirait un ingrédient nouveau, que personne n'avait jamais demandé. Ce voyant ne s'allumait plus très souvent, après quelques mois de fonctionnement. Galileo ne l'avait pas vu en marche depuis dix jours, ce matin-là, quand il s'alluma. C'était sur la nouvelle machine, celle qu'il n'utilisait pas pour lui, par fétichisme certainement. Une jolie brune venait de passer sous le portique. Un beau châssis, eut-il le temps de se dire avant de regarder l'écran. Il n'y avait qu'une ligne sur l'écran, avec le nom de sa vodka personnelle, unique et inconnue de tous, avec la température de 2°, sa température favorite. Il cligna des yeux. Sa vodka était dans la réserve. Elle n'était pas accessible à travers la machine. Il entendit un "bonjour" enjoué. Sa cliente était déjà devant le bar. Elle s'était déplacée avec souplesse et aisance. A moins que ce ne soit lui qui ait été statufié devant son écran. Il bafouilla "excusez-moi, je reviens" et partit a toute allure vers la réserve. Il se servit comme pour lui et revint vers elle. Elle lui sourit, posa son billet sur le comptoir et emporta son verre. Elle avait un sourire charmant. Il ne vit rien passer ou presque des dix clients suivants. Il servait en mode automatique. 

Elle était assise près de la porte. Seule. De là où elle était, elle pouvait à la fois regarder la rue et sa place au bar. Elle le regardait de temps en temps d'ailleurs. En souriant. Une fois même, elle leva son verre dans sa direction. Galileo était scotché. Il sortit de son bar et passa sous le portique qu'elle avait emprunté. Puis il revint à sa place derrière le bar. Sa boisson du moment était indiquée. Sa vodka favorite avec une rasade de gingembre, à 3°. Il se servit un verre, puis leva les yeux. Elle était de retour, avec un autre billet. Il n'eut besoin que d'un coup d'œil pour vérifier sur l'écran qu'elle désirait la même chose que lui. Évidemment, se dit-il. Il lui tendit le verre. Elle haussa le sourcil et dit "déjà ?" Puis elle en but une gorgée. Elle sourit et dit "parfaite". Il dit "vous aussi" et rougit aussitôt. Elle éclata de rire. Ses yeux étaient brillants comme des projecteurs braqués sur son cœur. 

Elle revint prendre trois verres, ce soir-là. Puis elle revint tous les jours pendant une semaine. Ils ne firent l'amour qu'au bout de huit jours. Ils ne s'étaient pas dit plus que quelques mots. Mais leurs désirs de boisson avaient parlé pour eux. Ils étaient passé, ensemble, toujours ensemble, par les mêmes émotions gustatives. Un peu de sucré, un peu de piquant, de plus en plus de chaleur, toujours dans la même vodka. Le dernier verre avant de faire l'amour fut une vodka à 33° (Celsius), avec beaucoup de gingembre et une touche de miel. Leur premier verre après l'amour, choisi par la machine, fut un verre d'eau pure.

Aujourd'hui, ils tiennent tous les deux le pub. La machine ne leur sert plus jamais deux fois de suite le même cocktail, mais toujours le même pour les deux. Et Galileo sait qu'il a tellement de boissons en réserve qu'ils n'arriveront jamais au bout des possibilités de leur vivant. Ensemble.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire