dimanche 6 mars 2016

Du temps de cerveau pour... un train qui n’en cache pas d'autre

Jules aimait passionnément construire des machines. Tout petit il avait volé les briques de son couillon de grand frère pour fabriquer des objets bizarres aux formes improbables .

Sa mère le regardait faire avec des yeux de plus en plus ronds. Au début elle s’était déclarée fière de son talent de petit ingénieur alors qu’il savait à peine marcher. Elle, la grande ingénieur ingénieuse qui sentait vibrer chez son fils les gènes de l’inventeur et les prémices d’une belle carrière dans le génie. Elle lui avait donné des conseils au début, mais il apprenait vite, notre petit Jules, et il l’avait bientôt dépassée en inventivité. Au fur et à mesure, elle lui avait acheté des boites de plus en plus complexes qu’il mélangeait allègrement. Sa chambre n’avait pas suffi et Jules avait investi le grand garage avec ses constructions étranges. Sa mère, appliquée et fière, prenait en photo ses inventions et les rangeait soigneusement dans une boite. Puis la boite avait été trop petite et une armoire lui avait été réservée, qui se remplissait vite, rien qu’avec les photos sous tous les angles de ses machines.

Sa mère avait essayé, au début, de comprendre les machines de Jules, mais elle avait très vite lâché. Ses machines se ressemblaient et étaient pourtant toutes différentes. Elle alla même voir un psychologue, car elle craignit à un moment d’avoir un fils fou ou névrotique. Le psychologue lui sourit et lui donna quelques calmants - à elle. Jules construisait de plus en plus. Il détruisait ses machines lorsqu’il le jugeait utile, et sa mère ne comprenait jamais pourquoi tel assemblage était abandonné à un moment plutôt qu’à un autre.

Et puis un jour, elle alla voir un professeur de l'Université spécialisé dans les machines complexes et lui montra la collection de photos. Il y jeta un coup d’oeil rapide, car il avait l’habitude de rencontrer des mères de soi-disant petits génies, et il lança un long regard appuyé à la jolie femme en face de lui, car il appréciait beaucoup les mères de petits génies surtout quand elles étaient belles comme la mère de Jules. Mais un détail le ramena à la boite, qu’il se mit à examiner plus à fond. Il leva alors la tête et demanda à la mère de Jules un délai pour regarder en détail les photos qui lui paraissaient en effet très intéressantes.

Une semaine après cette rencontre, le professeur s’était installé avec la mère de Jules - je vous passe les détails, mais il avait demandé à voir l’armoire au complet. Il était tombé amoureux d’elle, un peu, mais surtout il avait été fasciné par le travail de Jules. Car il avait observé que Jules construisait seulement un nombre très limité de machines et que des centaines de photos représentaient en fait la même machine dans des positions différentes, comme si c’étaient des machines animées et prises en photos à chaque mouvement. Ce qui le fascinait c’était l’ordre des photos. Jules travaillait simultanément sur plusieurs machines, et les positions de chaque machine ne se suivaient pas. Mais une fois remises dans l’ordre, on voyait bien le mouvement régulier des pièces, comme un film au stroboscope. La mémoire de Jules était prodigieuse, puisqu’à part les pièces « en mouvement » dans des positions variées, les autres étaient toujours à la même place et identiques.

La vie de Jules changea alors. Le garage fut agrandi et le professeur dénicha des tombereaux de pièces d’origines diverses, et surtout des mécanismes et des moteurs pour les faire bouger. Jules se lança alors dans la fabrication de machines mobiles, à la Goldberg, mais en beaucoup plus compactes et belles. Il commença évidemment par reproduire les quelques machines de son enfance - Jules avait neuf ans à cette époque. Elles bougeaient enfin et le professeur put vérifier que quelle que soit la position des pièces, cela correspondait à une photo d’une ancienne machine statique. La mère de Jules était émerveillée. Le professeur aussi. Une seule ombre planait sur leur bonheur : personne ne comprenait à quoi servaient ces machines. Des barres bougeaient, des roues tournaient, des billes tombaient, des pointes sortaient, des lumières s’allumaient, des tuyaux enflaient... mais rien d’autre ne semblait se produire.

Il y avait quatre machines, maintenant, assemblées dans le garage, qui fonctionnaient en permanence, lorsque Jules exigea une pièce plus grande. A cette époque, une bonne partie du budget de la petite famille allait dans l’achat de pièces, de moteurs et de machines pour fabriquer d’autres pièces, car Jules s’était mis à créer des pièces aux formes encore plus étranges que ses machines assemblées. Il était fréquent de voir des collègues du professeur ou de son ingénieuse mère venir voir les machines de Jules, mais personne n’y comprenait rien. Même le patron de la mère de Jules se déplaça une fois, lui le grand chef des chemins de fer de la Fédération. Il se gratta le menton, bougonna que cela ressemblait à une machine d’aiguillage qu’il avait vu dans une encyclopédie historique, mais en beaucoup plus complexe. Et de toutes façons, la machine n’était branchée à rien en dehors de la pièce. Je dis « la » machine, parce qu’à un moment Jules avait relié toutes ses machines pour n’en faire qu’une seule, pas plus compréhensible que les autres, mais beaucoup plus volumineuse.

Sous l’influence de sa mère et du professeur, maintenant mariés, Jules fut recruté par la grande compagnie fédérale des chemins de fer. On lui alloua un vaste atelier et on le laissa bricoler sa machine. Personne ne savait ce qu’il en adviendrait, mais c’était un risque qui ne coûtait pas grand chose et qui pouvait rapporter gros si par miracle cette machine se révélait utile. Pour amortir l’investissement, quand même, et parce que le grand chef n’était pas idiot, ils laissèrent une des parois partiellement vitrée, ce qui permettait d’accueillir des touristes - payants - de plus en plus nombreux pour voir la machine fonctionner. Car la machine était belle dans son genre. Jules y avait mis des couleurs partout et les mouvements des bras articulés avaient une certaine élégance. On en parlait même de temps en temps à la télévision. Un concours avait même été organisé pour lui trouver une signification, mais personne n’avait gagné et Jules, alors adolescent avait refusé de dire autre chose que « c’est pas prêt »... Même à ses amis il ne disait rien de la machine, et pourtant ils étaient nombreux, car Jules était intelligent, beau et plein d’humour.

Le jour des vingt ans de Jules fut un jour extraordinaire. Sa mère et son père avaient prévu une grande fête et Jules avait même donné son accord pour ajouter quelques lampes et bougies à sa machine. Malheureusement, la veille, les invités annoncèrent tous qu’ils ne pourraient pas venir, car le lendemain était également celui de la grande grève générale des trains, et il était impossible de venir jusqu’à l’atelier de Jules sans train. Jules y vivait en permanence, lui, évidemment, et depuis plusieurs années.

Jules eut l’air étonné quand sa mère vint lui annoncer la mauvaise nouvelle. Il s’était fait une joie de cet anniversaire. De plus, il savait que sa machine serait justement terminée le lendemain, comme il l’avait prévu de longue date, et se réjouissait de l’inaugurer devant tout le monde le jour de ses vingt ans. Elle essaya bien de lui proposer une autre date, mais il refusa. Il voulait sa fête comme prévu le lendemain et il dit à sa mère qu’il n’y aurait pas de problème. Elle soupira mais l’embrassa sur le front et repartit appeler tous les invités.

Le lendemain matin, le pays était paralysé comme annoncé. Aucun train ne circulait car la grève était totale. L’heure de pointe du matin arriva. Les quais étaient bondés de voyageurs pleins d’espoir. Jules appuya sur le bouton vert de sa machine à 7h35. Le vrombissement de la machine augmenta légèrement. Et tous les trains du pays se mirent à quitter les dépôts. Les ouvriers et les cadres les regardaient bouger avec stupeur. Les aiguillages bougèrent et tous les trains se retrouvèrent en marche en même temps. Ils fonçaient à toute allure sur tout le réseau, entièrement vides car leurs portes s’étaient verrouillées. Ils se suivaient et se croisaient à des vitesses folles, rebroussaient chemin et changeaient de direction sans jamais se toucher, comme dans le ballet en accéléré d’une fourmilière. Cela dura deux heures. La télévision ne parlait que de cela. Les voyageurs restaient sur les quais, fasciné par les passages de trains roulant à toute vitesse sans aucune logique et sans jamais s'arrêter.

A 9h30, la mère de Jules vint lui apporter son petit déjeuner, comme chaque matin à la même heure. Elle n’avait pas regardé les nouvelles. Elle embrassa son fils puis alla se préparer pour le déjeuner d’anniversaire. Jules appuya sur le bouton rouge et en quelques minutes tous les trains s’arrêtèrent dans la gare la plus proche. Les portes s'ouvrirent et des milliers de voyageurs y entrèrent. Certains employés des chemins de fer essayèrent bien d’entrer dans les locomotives mais elles étaient restées verrouillées. D’autres essayèrent d’immobiliser les trains mais ils ne réussirent qu’à se faire électrocuter. A 9h36, Jules appuya sur le bouton jaune et tous les trains repartirent vers leur destination normale. A 11h, tous les voyageurs étaient arrivés à destination. Et tout le reste de la journée, les trains fonctionnèrent normalement. Sans aucun cheminot ni ouvrier pour s’en occuper.

A 13h, Jules fêtait le plus bel anniversaire de sa vie avec tous ses amis, arrivés sans encombres. La machine émettait un doux ronronnement maintenant et Jules leur montra tout. A 15h, toutes les télés du pays étaient là. A 16h, Jules était célèbre dans le monde entier. A 18h, sa machine avait déjà échappé à trois tentatives de sabotage et lui à une tentative d’agression. Mais les protections autour de l’atelier étaient vraiment très efficaces.

Jules dirige maintenant la compagnie des chemins de fer et sa machine fonctionne toujours parfaitement. Il ne l’a plus retouchée depuis son vingtième anniversaire, car elle était terminée, donc parfaite. Les trains circulent normalement, sans aucun technicien pour les manœuvrer. De temps, en temps, la nuit, quand tout le monde dort, Jules vient à l’atelier pour appuyer sur le bouton vert et pour laisser les trains s’amuser sur le réseau comme ils le veulent. C’est son plaisir et, il le sait, aussi leur plaisir.

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