dimanche 26 juin 2016

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle chatte

Mignonette, de son vrai nom Ch'aristolëmikralotta secret, était une très belle chatte. Naturellement, me direz-vous, tous les chats sont très beaux, même si les humains n'en sont pas toujours persuadés. Les humains ont tellement mauvais goût, et en plus ils sont souvent très laids. Comparés aux chats bien entendu.

Elle n'aimait pas ce nom idiot, mais tous les humains donnaient des noms idiots aux chats, cela faisait partie de leurs caractéristiques et cela n'avait aucune importance. Les chats avaient des préoccupations bien plus importantes que cela. Les chats, en tant que maîtres du monde, devaient assurer la survie de cette planète qui les avaient accueillis il y a si longtemps déjà. Une bonne planète qui aurait même pu être parfaite si les hommes n'avaient décidé de la détruire à petit feu, depuis des siècles et des siècles.
Mignonette, en particulier, avait été chargée par le Haut Conseil d'une mission délicate et avait été affectée à Madame Albertine pour surveiller ses dentelles. Madame Albertine était en effet une vieille dentelière à la retraite, les plus redoutables. Mignonette se souvenait encore de ses premiers cours à l'école primaire des chats. On lui avait très vite appris le danger terrible que représentaient les dentelles et cette leçon était restée gravée dans sa mémoire. Notre héroïne était une chatte particulièrement douée et avait rapidement été sélectionnée dans les unités d'élite. Elle savait que si elle réussissait bien cette mission délicate elle aurait une promotion. Le poste de responsable en chef de la dentelle serait bientôt disponible...

Madame Albertine était l'une des plus dangereuses dentelières de la planète. Elle avait travaillé très longtemps dans le plus célèbre des ateliers et avait acquis des techniques exclusives. Elle avait même passé quelques années à former des jeunes filles. Mais l'atelier était surveillé par une brigade spéciale de chats très entraînés et tout y avait été sous contrôle. Seulement voilà, Madame Albertine avait vieilli et était partie à la retraite, mais elle continuait à broder de la dentelle, pour son propre plaisir. Et elle expérimentait de nouvelles techniques toutes plus innovantes les unes que les autres. Il fallait donc la surveiller de près pour éviter qu'elle ne s'approche de La Dentelle.

Madame Albertine fabriquait ses dentelles tout le temps, sauf quand elle dormait. Heureusement Mignonette pouvait dormir souvent, car elle repérait vite si la dentelle en cours était dangereuse ou pas. Comme tous les chats, Mignonette dormait beaucoup, car c'est pendant que les chats dorment qu'ils pénètrent dans leur réseau mondial, leur toile à eux, tellement plus puissante que ce que les humains avaient inventé. Ce soir-là, lorsque Madame Albertine éteignit sa lumière en souhaitant bonne nuit à Mignonette, celle-ci sut qu'elle aurait plusieurs heures de tranquillité devant elle. Elle était un peu fatiguée d'ailleurs, Mignonnette, ou plutôt son corps. Cela faisait près d'une semaine qu'elle dormait beaucoup, il faudrait qu'elle veille à manger un peu moins car elle risquait de prendre du poids. La cuisine de Madame Albertine était de plus en plus savoureuse. 

Dès qu'elle entendit le doux ronflement de Madame Albertine, notre chatte rejoignit la toile. C'était si simple, il suffisait de dormir et de rêver pour entrer dans le réseau des chats. C'était toujours un immense plaisir. Enfin entre eux ! Cela lui avait toujours énormément plu, depuis son plus jeune âge. Elle avait beaucoup progressé depuis ses premières années sur les bancs de l'école, mais le bonheur était intact. Mignonnette salua ses copines, vit avec plaisir que ce gros matou prétentieux de Bruto n'était pas là et se dirigea vers sa cheffe pour son rapport quotidien. Rien à signaler de particulier et cela ne dura que quelques minutes. Mignonette était contente. Cela lui laissait le temps de traîner un peu et d'aller à la bibliothèque centrale pour étudier les dernières actualites de la lutte contre la dentelle. Au bout de quelques heures, elle en sortit satisfaite. Tout était en ordre et l'immense majorité des humains ne se doutaient toujours de rien. Seuls quelques-uns, étroitement surveillés par des chats spécialement entraînés, entrevoyaient la domination des chats, mais personne ne les croyait. Les humains étaient si bêtes, sourit-elle.

Elle dégustait un thé avec sa meilleure amie quand celle-ci lui mît la puce à l'oreille. "Tu n'as pas bonne mine en ce moment, on dirait que tu dors trop" lui susurra-t-elle entre deux scones. Mignonette prit un air surpris, puis elle commença à réfléchir. C'est vrai qu'elle dormait vraiment beaucoup ces temps-ci. Depuis une semaine en fait. Depuis le jour où Madame Albertine lui avait préparé ce délicieux plat au poisson. Le matin, depuis, c'était même Madame Albertine qui la réveillait.

Bizarre, se dit Mignonette. Elle décida de ne pas manger le lendemain soir et de faire semblant de dormir. Ce ne fut pas facile, car Madame Albertine insista beaucoup et le plat était encore plus savoureux qu'avant. Mais Mignonette réussit à tromper la vieille dentelière et fit semblant de s'endormir.

Au bout de quelques minutes, croyant Mignonette endormie, Madame Albertine se leva doucement et se dirigea vers son placard à dentelles qu'elle ouvrit sans bruit. Mignonette l'observait sans respirer. Elle la vit appuyer sur le fond de l'armoire et un compartiment secret apparut. Mignonette faillit faire un bruit tant elle était surprise. Un compartiment secret qu'elle n'avait jamais vu ? Madame Albertine sortit alors un petit panier plein de dentelle, prit ses instruments habituels, plus certains que Mignonette ne connaissait pas et s'installa à sa table de travail. Il s'agissait d'un grand morceau de dentelle, très complexe. Tellement complexe que Mignonette avait l'impression en le regardant de voir flou comme si chaque épaisseur de dentelle était elle-même composée de plusieurs épaisseurs. Exactement comme la toile. Comme La Dentelle. 

Mignonette eut un sursaut. Madame Albertine se retourna vers elle, mais Mignonette était habile et entraînée. La dentelière se remit à son ouvrage. Elle travaillait si vite que notre chatte ne voyait pas ses doigts. La dentelle s'empilaient à toute allure dans le panier, et pourtant le tas de dentelle ne grossissait pas. Mignonette eut peur. Que se passait-il ? Il fallait absolument qu'elle prévienne le Haut Conseil des chats. Il se passait ici quelque chose de dangereux. Madame Albertine marmonnait pendant qu'elle travaillait. Mignonette ne comprenait pas ce qu'elle disait, mais elle devina que celle-ci était très excitée. Comme si elle arrivait bientôt à la fin de son ouvrage ?

Mignonette rejoignit en urgence le réseau. C'était malheureusement le jour de la fête des chats et elle eut beaucoup de mal à accéder au Haut Conseil. Elle n'y arriva qu'après de trop longues heures. Elle réussit à obtenir un entretien avec la numéro un des chats, une chatte bien entendu, et ne mit que quelques minutes à lui expliquer la situation en la suppliant d'envoyer très vite une brigade spéciale pour neutraliser Madame Albertine, avant que cela ne devienne trop dangereux. "Une brigade spéciale, dis tu ?" Lui répliqua la numéro un. "Et en urgence en plus ? Tu ne crois pas que tu exagères ?"

Mignonette eut beau tempêter, la numéro un ne céda pas. Selon elle, la vieille dentelière était très douée, certes, mais elle était très loin de découvrir La Dentelle. Mignonette se retrouva sur la place du haut conseil, désespérée. Elle sentait, avec tous ses instincts de chat, qu'il fallait agir.

Alors Mignonette se força à se réveiller. Madame Albertine était toujours en train de travailler et elle était très concentrée. Il ne restait qu'une solution. La solution de dernier recours. Elle allait devoir détruire cette dentelle avec ses crocs et ses griffes, toute seule. Mignonette se prépara en bandant ses muscles. Puis elle sauta. Directement dans le panier de dentelle.

Mais Madame Albertine l'attrapa au vol, d'une main sûre. Mignonette se sentit paralysée. Cette main était beaucoup plus ferme qu'avant. Puis Madame Albertine regarda Mignonette dans les yeux : "Il est trop tard Ch'aristolëmikralotta, regarde !" Les pupilles de Mignonette s'agrandirent. Madame Albertine termina une boucle de sa main libre puis laissa tomber dans le panier ce dernier morceau de dentelle. Il y eut un léger bruit de frottement et Mignonette vit avec horreur le tas de dentelle rétrécir. Rétrécir jusqu'à disparaître. A ce moment précis, Mignonette ressentit un choc et s'endormit.

Comme tous les chats. La Dentelle venait de disparaître. Madame Albertine posa Mignonette sur le lit. Elle lui caressa le dos puis rangea son panier dans le placard. Une bonne chose de faite, se dit-elle, je vais me faire une petite tisane, moi. 


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