dimanche 12 juin 2016

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle couleur corail

Kiwa était cartographe comme son père avant lui et comme tous les hommes de sa famille. Il était encore jeune et se cantonnaità des tâches simples de copie et de mise au propre. Un travail jugé inutile et vain par beaucoup de ses camarades, "comme à chaque génération" lui avait souvent dit son père, avant de partir coanguler. 

Kiwa n'avait pas eu le choix. Personne n'avait le choix ici de toutes manières. La reproduction des métiers de père en fils était au cœur de la société sur leur planète. L'immobilisme était la règle. Dans tous les domaines. Ses amis étaient cultivateurs ou charpentiers, d'autre pêcheurs, médecins ou professeurs. Des métiers objectivement utiles. Il faut dire que Corail était une planète qui poussait à l'immobilisme. Corail était en effet une planète parfaite pour y vivre à un rythme indolent. La planète n'était que mer, plages et arches-ponts. 

La mer était omniprésente, il n'y avait jamais d'endroit où elle était invisible. Il fallait s'enfermer dans une pièce aveugle pour ne pas la voir. Il y en avait très peu d'ailleurs, seulement pour certains métiers (les pauvres !), et ne pas pouvoir regarder la mer en tournant sur soi-même était rarissime et considéré comme un signe de malheur. Quand je dis la mer, je devrais dire les mers car elles changeaient de couleur tout le temps et même si elles communiquaient, elles semblaient toujours différentes. 

Sur Corail, il n'y avait pas de point plus haut que quelques mètres au-dessus du niveau de la mer. Pas de point naturel et connu en tous cas. Et pas de marée non plus ni de tempête. Les arches-ponts étaient plus hautes car construits par l'homme pour joindre les plages. 

Car Corail n'était constituée que d'îles bordées par des plages. Des bandes de sable bordaient la mer, partout, avec de temps en temps quelques rochers bas. Et chacune des îles de Corail avait la même largeur, une soixantaine de mètres. Vingt mètres pour une plage, vingt mètres pour la zone centrale et 20 mètres pour une nouvelle plage, de l'autre côté. Les îles avaient toutes les formes allongées possibles, rectilignes, en arc de cercle, en zig-zag. De rares îles avaient parait-il des formes plus complexes comme une croix ou même un cercle. Mais Kiwa n'en avait jamais dessiné, ou vu bien évidemment. 

Kiwa n'avait pas beaucoup quitté ses deux îles. Il habitait sur une arche-pont comme tous les habitants de Corail. Les zones centrales des îles étaient traversées par une route en terre et bordées de plantations ou d'ateliers pour les professions qui en avaient besoin. Les cartographes étaient rares et n'avaient pas besoin de beaucoup de place. Ils travaillaient donc sur les arches-ponts dans les maisons où ils habitaient. Kiwa n'avait jamais rencontré d'autre cartographe que son père qui lui avait tout appris du métier. Son arche-pont s'appelait Circon-Luette du nom des deux îles qu'elle reliait. Circon avait une forme d'accent circonflexe assez banale mais Luette était une île d'une forme rare, en forme d'esperluette, avec deux lagons intérieurs. 

Luette attirait beaucoup de visiteurs des îles voisines car ses deux arches-ponts étaient voisines et ses deux lagons étaient une source d'admiration pour tous. Les deux arches-ponts étaient évidemment jalouses l'une de l'autre, comme si la jalousie était inversement proportionnelle à la distance entre les arches-ponts. Cela n'empêchait pas les idylles. Kiwa avait épousé une jeune fille de Virgule-Luette, l'arche-pont voisine. Ils s'étaient rencontrés en se faisant des signes d'une arche à l'autre. Sa femme était pilote de bateau-pêcheur de corail et souvent absente pour plusieurs jours, mais cela ne gênait pas Kiwa. Seul comptait leur travail, comme pour tous les habitants de Corail. Ils avaient naturellement eu très vite deux enfants, un garçon et une fille, futurs cartographe et pilote de bateau-pêcheur de corail. 

Kiwa n'avait pas vu le temps passer. Il était apprenti de son père puis, lorsque celui-était parti coanguler, il était devenu maître. Lorsque son fils était né, il l'avait enrôlé comme apprenti. Et maintenant il attendait le moment de partir coanguler à son tour. 

Personne sur Corail ne savait quand il devait céder la place à son enfant, mais cela arrivait un matin. Les pères et les mères partaient alors, chacun vers son destin. Les pilotes de bateau-pêcheur de corail partaient seuls et voguaient vers le large. Les professeurs marchaient jusqu'à épuisement le long des zones centrales. Et les cartographes partaient coanguler. C'était l'une des rares professions à avoir une utilité après leur départ. Ils parcouraient le monde, d'île en île, d'arche-pont en arche-pont, pour cartographier la planète. Ils marchaient et marchaient, ils traçaient des cartes, puis s'ils rencontraient un cartographe sur une arche-pont ils lui transmettaient leurs cartes et continuaient leur chemin jusqu'à l'épuisement avec de nouvelles cartes. Il y avait trop peu de cartographes pour la planète et personne ne détenait de carte complète de la planète Corail. 

La collection de cartes de Kiwa était très importante. Ses ancêtres avaient rencontré plusieurs cartographes de passage et Kiwa en avait même vu un une fois quand il était petit. Un homme hirsute au regard halluciné qui s'était enfermé avec son père une nuit entière. Le lendemain l'homme avait disparu et Kiwa n'avait jamais su comment. Son père n'avait jamais plus été pareil après cette nuit-là. 

Kiwa était intelligent. Il avait beaucoup appris en fréquentant ses amis. Il savait que sa tâche était impossible. Cartographier Corail et ses millions d'îles ? Comprendre la topographie de cette planète de plages ? Trouver tous les nœuds, ces îles qui possédaient plus de deux arches-ponts ?

Alors, le jour où Kiwa entendit l'appel du départ, il attendit que sa femme entende son appel à elle. Et ce jour-là, au lieu de partir chacun de son côté, il la persuada de transformer son bateau. Ils travaillèrent un mois, avec une pression interne de plus en plus forte pour les pousser à partir. Leurs enfants les regardaient avec un air étonné. Le bateau de Kiwa et de sa femme fut terminé le jour même où la pression sur eux était trop forte. Ils prirent quelques provisions et partirent au large. La femme de Kiwa était sereine, car le large était son destin. Mais Kiwa était très agité. Quitter les plages et ne plus voir les îles était inimaginable pour lui. Mais il sentait que c'était ce qu'il devait faire. Ils partirent de la grande boucle de Luette, celle qui donnait sur le grand large. Aucune île n'était visible à l'horizon. 

Le voyage de Kiwa fut long. Sa femme mourut vite. Elle n'avait pas pu supporter l'absence du corail qui bordait les îles. Elle se glissa une nuit dans la mer pendant que Kiwa dormait. Cela ne dérangea pas Kiwa. Il avait eu le temps d'apprendre le maniement du bateau. 

Ses provisions étaient presque épuisées lorsqu'il arriva sur une île toute droite. La plus longue qu'il avait jamais dessinée. Il laissa le bateau sur la plage et arriva sur la zone centrale. Elle était vierge de toute trace humaine. Pas de route. Pas de construction. Juste des arbres et de la nourriture à profusion. Au centre, une sorte de sentier, tracé par des animaux zigzaguait entre les arbres. 

Kiwa choisit un côté au hasard, le droit, et il marcha. Il traçait sa carte au fur et à mesure, grâce à ses instruments. Chaque soir, il vérifiait ses tracés. Au bout de quelques mois, il dût se rendre à l'évidence. Cette île était inconnue de lui, et donc de toutes les générations qui l'avaient précédé. Elle était parfaitement rectiligne, sans dévier d'un mètre. Aucune trace humaine. Jamais. 

Kiwa marcha cinquante ans. 

Il avait trouvé, en bon cartographe, de quoi fabriquer des crayons et du papier. Sa carte était lourde à porter maintenant. Il n'avait jamais vu une trace humaine. 

Kiwa était heureux d'avoir découvert cette île. Il souhaitait maintenant transmettre sa carte à un autre cartographe, mais il n'avait vu personne. 

Lorsqu'il vit le bateau sur la plage, son cœur bondit. Enfin une trace humaine ! Kiwa ne marchait plus aussi vite à ce moment. Il s'était fabriqué une paire de béquilles. En voyant le bateau, il redoubla d'énergie et se dirigea vers lui. 

Il reconnut le bateau, naturellement. Le sien, celui qui l'avait amené ici. L'île faisait donc le tour de Corail comme il avait commencé à le penser. Le bateau n'avait pas pourri. Mais c'était impossible de s'en servir car il était trop fatigué pour naviguer. Il glissa sa carte et ses outils dans le bateau, bien protégés par des feuilles cousues. Puis il le poussa à l'eau. Le bateau voguerait au hasard. Peut-être rencontrerait-il un cartographe. 

Puis Kiwa revint dans la zone centrale. Il y construisit une maison. Il attendrait ici. Au moins, il y aurait un signe humain sur cette île. Sa maison n'avait qu'une ouverture, tournée vers l'autre côté. Celui qu'il n'avait pas exploré. L'autre mer. 

Peut-être un autre cartographe viendrait ? En tous cas aucun ne vint du vivant de Kiwa. Aujourd'hui cette maison est tombée en poussière. Comme celles de tous les cartographes qui ont précédé Kiwa sur la grande île, cette île où la fumée se déplace toujours dans le sens de l'île, comme le vent. Corail est un labyrinthe d'îles dont personne ne connaît tous les méandres ou les culs-de-sac. Et ceux qui sont venus sur la grande île, comme Kiwa, ou son petit-fils, n'en sont jamais repartis. 

Cartographe, un métier bien inutile, en effet. 





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire