dimanche 11 septembre 2016

Du temps de cerveau pour... une nouvelle pas nouvelle

John se réveilla avec la gueule de bois. Il se sentait mal à vomir, il ne voulait pas se lever, bouger, parler. C’était pareil chaque année, le jour de l’Anniversaire. Mais celui-ci était pire que les vingt-quatre précédents. Tellement pire...

Comme tous les ans, il ne pouvait pas supporter ce jour. Il se souvenait de chaque anniversaire avec horreur. Mais il se souvenait aussi que chaque anniversaire n’était rien par rapport à l’horreur du Jour lui-même. Et il avait cru s’y habituer. Comme si on pouvait s’habituer à l’indicible. Il se souvenait même que la mémoire du Jour s’estompait presque. D’ailleurs, il ne s’était jamais vraiment souvenu du Jour. Il l’avait vécu, c’est sûr, et il avait lu des tonnes d’articles après coup. Mais il n’arrivait plus à se souvenir de ses émotions ce Jour-là. Le Jour où il aurait dû mourir.

Mais ce matin, il eut un frisson à vous faire blanchir les cheveux. Un souvenir glaçant venait de le saisir aux tripes. Tout d’un coup il venait de se rappeler avec précision tout ce qui s’était passé le matin du Jour. Il faillit tomber de son lit étroit. Le monde vacilla autour de lui comme les tours qu’il avait vues s’effondrer, et dans l’une desquelles il aurait dû être. Il cria. Si fort qu’il en devint presque sourd. Si silencieusement que personne ne l’entendit. Il resta prostré quelques heures, à rembobiner sans fin ce Jour qu’il avait cru oublier à tout jamais.

Il se leva à midi. Il s’habilla comme un automate. Il sortit dans la rue. La rue était quasiment vide, comme toujours, mais ce matin-là, il en fut surpris. L’absence des gens le frappa. La rue avait été si pleine de gens affolés ce Jour-là, et si pleine de morts qui allaient se compter par milliers. Pleine de poussière et de débris aussi. Aujourd’hui, la rue était aussi pleine de débris et de poussière, comme tous les jours depuis la Bombe. Ce n’était pas les mêmes débris, bien sûr, se dit-il, et ceux-ci n’étaient pas gris de poussière, mais noirs de charbon. En fermant à demi les yeux, il pouvait presque voir les gens courir, tête nue et couverts de gris et de rouge. Vision absurde qu’il essaya de chasser de son cerveau. Des gens, courir tête nue ? Alors que tout le monde avait un masque et une combinaison étanche ?

Mais les souvenirs se pressaient entre ses tempes crevassées. Il ne pouvait pas leur échapper. Il essaya d’oublier, de se remettre dans le même état que les autres années quand il avait seulement un souvenir horrible en tête mais sans les détails. Peut-être avait-il trop bu hier soir ? Il se saoulait toujours les veilles de l’anniversaire du Jour, c’était le seul moyen pour y survivre. Il se saoulait seul dans sa chambre, mais il entendait par-ci par-là des cris d’ivrognes qui faisaient comme lui, tellement le souvenir de ce Jour était insupportable. A moins qu’il n’ait pas bu assez ?

Personne n’en parlait jamais. Ils travaillaient, se croisaient, mais ne parlaient que pour échanger des banalités et des instructions. L’amitié avait disparue, le jour de la Bombe. Ou plutôt le Jour. Car tout était venu de là. La Bombe, aussi horrible avait-elle été, n’avait été qu’une conséquence du Jour. Et dire qu’il aurait dû mourir ce Jour-là.

Lorsque l’attentat avait détruit les tours de la ville, il avait fallu un certain temps avant de réaliser la gravité de la situation. Et les fous qui avaient été élus par un peuple affolé avaient tellement joué sur cette carte qu’il avait été impossible de les arrêter. Ils avaient commencé par porter la guerre à l’autre bout du monde, auprès des « responsables » de l’attaque, puis cela avait dégénéré, d’alliance en alliance, en une guerre entre puissances. Une guerre avec quatre blocs. Quatre, c’est deux plus deux, donc un équilibre. Un équilibre instable mais un équilibre quand même. C’est le jour où on était passé à trois contre un, et que ce « un » avait été leur pays, que la situation avait dégénéré. Et la Bombe était arrivée, dévastant la ville avec d’autres bombes sur d’autres villes, tuant des centaines de millions de gens. La planète était en piteux état en ce moment, et cela prendrait des générations pour la reconstruire.

John se baissa. Il ramassa un bout de fer tordu sur ce qui avait été un trottoir. Il le regarda. Il en avait ramassé un pareil le matin du Jour. Le Jour où il n’avait pas réussi à se lever pour aller travailler et où il avait donc survécu. Alors que tous ses proches étaient morts. Le morceau de ferraille ressemblait à un couteau. Il faisait couiner son détecteur de radiations. John le tint longtemps dans son gant. Puis il le lança contre les ruines voisines. Dans l’atmosphère ténue, le clic mat qu’il entendit lui parut lointain.

John continua à marcher jusqu’au monument qui commémorait le Jour, une des rares constructions à avoir un peu résisté à la Bombe. Il regarda la grande colonne au milieu du bassin rempli d’une eau vaseuse et brûlante, agitée de grosses bulles éclatant avec lenteur. Puis il se déshabilla. Entièrement. Et il plongea. Il fixait la colonne en nageant vers elle, les yeux pleins de larmes d'espoir. Evidemment, il n’y arriva jamais.

En hommage aux victimes du 11 septembre 2001

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