dimanche 25 septembre 2016

Du temps de cerveau pour... une nouvelle mer

Columus décida ce matin-là de virer à bâbord. C’était son droit, c’était même son devoir de prendre ce genre de décision. En tant que pilote de la Navité7 il était le seul à bord à pouvoir décider de changer la trajectoire. Le seul habilité parmi les dizaines de milliers de personnes qui naviguaient et qui habitaient en permanence sur Navité7. Même le capitaine n’avait pas son mot à dire, il se contentait juste de vérifier que les manoeuvres se passaient bien et que les trajectoires droites étaient effectivement droites.

La plupart du temps, Columus passait ses journées à ne rien faire à l’étage des officiers, entre piscines, bars et salles de gymnastique. Surtout les bars. Il était rarement seul, car son poste était l’un des plus prestigieux et attirait beaucoup de passagères. Il était même obligé d’avoir un assistant juste pour organiser ses rendez-vous galants. Il savait bien que celui-ci en profitait aussi de son côté, avec le prestige qui rejaillissait sur lui, mais cela lui était égal. C’était lui le pilote.

Chaque jour, à midi au soleil, Columus entrait sur la passerelle, regardait les cartes et les rapports des vigies, et décidait ce qu’il fallait faire : rester sur la même route, tourner à tribord ou bâbord de tant de degrés. Cela ne lui prenait que trois minutes par jour au maximum. Quelques spectateurs (et spectatrices soigneusement sélectionnées) assistaient de temps à temps à ce moment important de la vie de Navité7. Tout le monde restait silencieux pendant ces courts instants, même - et surtout - le capitaine. Puis, dès que Columus quittait la passerelle, le capitaine se lançait dans une frénésie d'explications et d'instructions, même lorsque que la route n'avait pas changé. Car il fallait tout prévoir pendant un jour jusqu'au lendemain midi. Columus en effet, ne s'occupait jamais de ce qu'il y avait devant (ou derrière) comme tous les autres pilotes des Navités. 

Il faut dire que la planète était très grande et ne comportait que peu d'obstacles. Il y avait aussi très peu de Navités et donc jamais d'accident. Les routes étaient donc dégagées pour les Navités. La plupart du temps. Mais pas toujours évidemment. Finalement, c'était cette petite incertitude qui les motivait, qui les maintenait même en vie. La vie était courte pour les humains sur la planète. Quelques dizaines d'années au maximum, sauf quand on avait la chance de naître sur une Navité dotée d'un très bon pilote. Un pilote qui savait vous diriger vers les bons filons et vous y maintenir.

Columus était un pilote remarquable. Il avait commencé sa carrière en passant les tests à l'école élémentaire, comme tous les apprentis pilotes, et avait été promu lorsque le vieux pilote d'avant avait été jeté dans la mer, après avoir amené la Navité au bord du drame. Cette année-là, la Navité avait perdu la moitié de sa population, les plus âgés naturellement, les plus fragiles et les plus usés par l'absence de Vie. Le pilote d'alors n'avait pas su virer à temps, où il avait viré dans une mauvaise direction et la Navité avait quitté le filon de Vie. Il avait fallu moins d'une semaine pour que les premiers effets se fassent sentir et deux semaines pour atteindre un niveau insoutenable. Le capitaine, c'était son privilège avait alors décidé de se débarrasser de son pilote et Columus avait pris les rênes à l'âge de sept ans. Il avait remis la Navité sur une bonne trajectoire en deux jours. Trop tard pour les morts, mais juste à temps pour éviter la fin de la Navité. 

Cela faisait plus de cinquante ans que Columus pilotait et il n'avait jamais connu d'incident grave. Le journal du capitaine recensait tous les incidents et il était presque vide depuis la prise de fonction de Columus. Il y avait bien eu cette fois où un immense canyon de sable avait surgi devant eux et où Columus avait maintenu la trajectoire comme si de rien n'était. La Navité avait dangereusement penché pendant des semaines, puis tout était redevenu normal. Et cette fois où ils avaient aperçu au loin une autre Navité, la 52, mais Columus avait eu un soupir en les regardant. Il avait juste dit qu'ils allaient à la catastrophe avec leur cap mais n'avait rien ajouté.

Le capitaine était plus vieux que Columus. Il se souvenait de ce gamin brillant qui ressentait la Vie comme personne. Il savait que plus tard les autres capitaines, ses successeurs, se rappelleraient son mandat avec admiration. Jamais, dans aucun journal de bord stocké dans la bibliothèque du capitaine, un mandat de pilote n'avait été aussi long. Et donc un mandat de capitaine. Le capitaine subodorait même que c'était le mandat le plus long de toutes les Navités. Il n'avait aucun moyen de le savoir évidemment, car il n'existait aucune communication possible entre Navités même quand elles étaient au plus près, mais il le ressentait profondément.

Lorsque le capitaine regardait le tracé suivi par Columus il ne le comprenait pas. Il semblait erratique avec de longues lignes droites ou courbes entrecoupées de changements secs de cap à des moments imprévisibles. La carte de la planète était encore très incomplète. Depuis le départ de cette Navité, presque mille ans auparavant, la grande carte qui recensait toutes les routes suivies n'avait couvert qu'un pour cent de la planète, d'après ses calculs. Il était impossible de savoir ce qui existait en-dehors des zones explorées. Les autres Navités disposaient aussi de grandes cartes et le capitaine rêvait comme tous les autres capitaines de les confronter pour en faire une très grande carte qui couvrirait au moins la moitié de la planète, voire plus. Mais ce n'était qu'un rêve. Jamais sa Navité n'en avait approché une autre. Une seule fois en avaient-ils croisé une autre à moins de deux kilomètres, il y avait de cela trois cents ans. Cela leur avait permis d'observer les chenilles et d'en tirer des leçons. C'était une Navité plus récente que la leur et ses chenilles étaient plus évoluées. Elle semblaient mieux accrocher le sable et écraser les rochers que les leurs. Ses prédécesseurs avaient donc pu effectuer des travaux d'amélioration sur les chenilles. Une bonne chose puisqu'ils avaient pu ainsi aller plus vite et engranger plus de Vie au cœur des filons qui traversaient la planète et ses mers de sable dans un enchevêtrement invisible. Invisible pour tous, sauf pour les pilotes. Le journal du Capitaine d'alors racontait cet épisode important de leur navigation, en insistant sur les angoisses de tous quand il avait fallu stopper la Navité pendant deux jours pour la partie cruciale des travaux. Deux jours sans bouger ? Le capitaine en avait eu des frissons et en faisait encore des cauchemars. Une Navité immobile était une Navité bientôt morte. Les filons de Vie n'étaient accessibles que lorsqu'on se déplaçait, et plus vite on se déplaçait plus intenses ils étaient. L'immobilité transformait la vie en mort certaine pour les humains de la Navité, plus vite que le simple écart par rapport à une route optimale. La Vie était partout sous le sable de la planète. Plus forte dans les filons, mais existant quand même presque partout. Si on bougeait. Car si on restait immobile... Le capitaine arrêta d'y penser. C'était trop horrible.

D'ailleurs il était presque midi et le capitaine s'ébroua. Columus allait bientôt arriver et tout devait être prêt, des spectateurs (et spectatrices) aux techniciens en cas de manœuvre. Le capitaine regarda une dernière fois les rapports de ses vigies. Le sable était beau des lieues à la ronde et aucun relief dangereux n'était visible, sauf cette dune banale au loin à bâbord devant qui cachait l'horizon de ce côté. Un jour calme donc.

Columus entra sur la passerelle et tout le monde se figea. Il sourit au capitaine - cela faisait tellement longtemps qu'ils se connaissaient... Puis Columbus dit "Bâbord 30 degrés" et ressortit aussitôt. Le capitaine haussa les sourcils. Columus était resté moins de trente secondes et n'avait regardé aucun document. De plus, il sut tout de suite que cette nouvelle route l'emmenait directement au centre de la dune. Le capitaine reprit ses esprits. Il avait fort à faire et ce n'était pas le moment de divaguer. Il noterait le fait dans son journal, c'est tout. Columus avait forcément raison.

D'ailleurs, les jours suivants, Columus ne changea rien à la trajectoire. Tout se passait bien à bord. Columus avait trouvé un nouveau filon. Aucune inquiétude donc. Mais le capitaine ne pouvait s'empêcher de se demander ce qu'il y avait de l'autre côté de la dune. Et si c'était un danger ?

Le capitaine essaya bien de demander à Columus s'il était prudent de grimper une dune immense sans savoir ce qu'il y avait derrière, mais Columus ne lui répondit que par des sourires confiants. 

Lorsque la Navité approcha du sommet de la dune, le capitaine devint très nerveux. Il voulut que les vigies lui fassent un rapport à chaque heure, même si cela ne servait à rien, puisque le cap n'était modifié qu'une fois par jour à midi, de toute tradition. Ce jour-là, Columus arriva sur la passerelle à midi pile. Le capitaine estimait que la Navité arriverait en haut dans trois heures. La décision de Columus allait donc être importante, et le capitaine devait être prêt à tout. Columus regarda soigneusement les cartes et les rapports. Puis il demanda au capitaine, pour la première fois de sa vie, combien de temps il fallait pour tourner à angle droit. Le capitaine en resta sans voix. Jamais, de mémoire de capitaine, les pilotes ne posaient ce genre de question. Il se tourna vers son chef mécanicien et discuta quelques minutes avec lui. "Une heure exactement" répondit-il au pilote. 

Alors Columus s'assit dans son siège réservé et attendit, sans rien dire. Le capitaine, les techniciens et les spectateurs (surtout les spectatrices) regardèrent Columus les yeux pleins de surprise. Personne n'osait bouger, comme à chaque fois que le pilote était sur la passerelle. Le capitaine eut un frisson. Était-il en train de perdre son pilote, après toutes ces années ? Était-ce un signe de perte du filon ? En tous cas, il eut le sentiment, comme tous les autres présents sur la passerelle de vivre un moment historique. 

Columus ne bougea pas pendant presque deux heures. Puis il se leva d'un coup. Le capitaine sortit brutalement de sa torpeur. Columus dit " Bâbord 90 degrés, puis un degré à tribord par jour, à cette même heure. Adieu" et il sortit de la passerelle en coup de vent.

Le capitaine, donna les instructions nécessaires, porté par la force de l'habitude. Puis il comprit que quelque chose d'inédit venait de se passer. Le pilote était resté deux heures sur la passerelle, avait donné des instructions pour plusieurs jours, et avait dit adieu. Trois événements jamais vus de mémoire de capitaine.

Dès qu'il pût, le capitaine sortit de la passerelle et se dirigea vers la plus haute des vigies. D'ici il aurait une vue imprenable. Et il pourrait peut-être apercevoir le pilote qui aimait souvent s'allonger près de sa piscine privée à cette heure. Mais Columus n'était pas là. Le capitaine regarda l'arrière de la Navité avec satisfaction, on voyait clairement la trace des chenilles dans le sable, dans un bel arrondi. Comme prévu, le virage à bâbord serait terminé juste à temps. Il tremblait d'anticipation en attendant de voir ce qu'il y avait devant eux de l'autre côté de la dune, ou plutôt à tribord bientôt désormais.

Tout se produisit en même temps. La Navité7 termina sa courbe et reprit sa trajectoire rectiligne, et l'autre côté de la dune apparut. Elle continuait à l'infini à droite et à gauche, comme le bord d'un cratère immense. Ils étaient maintenant exactement sur le rebord et pouvaient voir des deux côtés. Celui qu'ils venait de gravir était sableux et en pente douce, l'autre était abrupt et plein de rochers. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que un degré était la courbure exacte du cratère. Il leur faudrait un an pour en faire le tour si telle était la route que le pilote souhaitait.

C'est à ce moment que le capitaine repensa à Columus. Où était-il ? Il devait lui parler. Que voulait-il dire par un degré chaque jour ? Devraient-ils rester longtemps sur cette crête ? Le capitaine regarda encore à tribord. La descente, si jamais descente il devait y avoir un jour, serait catastrophique. Il pensait même que la Navité pourrait ne pas y résister. Leur seule route possible semblait être de continuer sur la crête, comme l'avait demandé le pilote, ou de redescendre du bon côté de la dune.

Le capitaine courut vers l'arrière de la Navité, sa chère Navité7. Vers l'endroit où l'on jetait les pilotes dans la mer de sable, à la poupe. Il avait du mal à courir, vu son âge, mais il réussit quand même. La Vie était forte en lui. Une énergie positive qu'il n'avait jamais connue. Comme si le filon qu'ils suivaient était le plus riche jamais rencontré. Il arriva devant la planche du dernier saut juste avant que Columus ne saute. "Attends", lui cria-t-il, "ne saute pas". 

Columus le regarda avec un grand sourire et lui répondit : "Mon travail est terminé. Vous n'aurez plus jamais besoin de pilote. Suivez la crête en permanence et tout ira bien. Ne sens-tu pas la Vie ici ?"

Puis Columus dit au capitaine "Regarde derrière" et il sauta. Le capitaine était trop loin pour le retenir. Il fondit en larmes. Il aimait son pilote. Il le traitait comme son fils depuis si longtemps. Mais il se redressa. Il était le capitaine et la Navité7 comptait sur lui. Il regarda en bas mais on ne voyait déjà plus aucune trace de Columus, enseveli dans les sables et les tourbillons, une partie de ce courant si puissant de Vie qu'ils suivaient maintenant.

Puis il regarda derrière. Et il comprit. Il comprit ce qu'il écrirait dans son journal ce soir. Il comprit que Columus resterait a jamais le héros de cette Navité. Car au loin, derrière, au bas du versant abrupt de la dune, il vit une Navité immobile. Brisée. Morte. Puis une autre plus loin. Puis il en devina d'autres et il sut qu'ils en trouverait encore d'autres en avançant. Des Navités qui n'avaient pas eu la chance d'avoir un aussi bon pilote que Columus, le pilote qui avait osé briser le tabou. Pour le bien de sa Navité.

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