dimanche 23 octobre 2016

Du temps de cerveau pour... un roman - prélude

Prélude

Le dernier accord vibre encore dans mes oreilles. Je ne bouge pas. Il ondule autour de moi, me vrille le cerveau et parcourt l’immensité du Réso. Un accord qui résume tout ce qui a précédé et qui doit se déguster jusqu’à ce qu’il devienne inaudible. Je le sens diminuer d’intensité et en même temps pénétrer plus profondément. Je sais qu’à un moment, la foule commencera à applaudir. J’espère que cela ne sera pas trop tôt. Pour ne pas perdre une milliseconde de cet accord magique. Plk0DkI était un compositeur magnifique, en plus d’avoir inventé cet instrument magique.

Je me souviens du dernier concert. Les applaudissements ont commencé si tôt que même le coordonnateur a été choqué, lui qui a pourtant une ouïe si loin d’être parfaite comme la mienne. Ce soir-là, j’ai refusé de jouer un bis. Je savais que cela me portait plus tort qu’à eux, ces millions de spectateurs lointains et branchés sur le Réso, mais cela a été ma vengeance, en l’honneur de la mémoire de Plk0DkI. On ne transige pas avec la beauté de la musique.

Je ne bouge toujours pas, la musique s’éteint progressivement, ravivant mes braises intérieures. Son feu se transfère à chacun. Toujours pas d’applaudissements. Je commence à être surpris.

Aurais-je mal interprété ce grand classique ? Je me dis que c’est impossible, car je ressens cette vibration unique au fond de moi, au plus profond maintenant. Je sais reconnaître cette sensation de perfection.

Auraient-ils coupé le son ? Coupé le retour du public ? C’est impossible, jamais ils ne feraient cela. L’interprète a besoin de son public, toujours et en toutes circonstances, c’est cela qui l’enrichit. Déjà que je suis tout seul dans ce studio d’enregistrement, sur cette petite scène ridicule, devant des parois blanches et parées de zones réfléchissantes. Jouer ainsi, sans contact charnel et direct avec son public, est déjà assez difficile. Alors s’ils coupent le retour du public, nous les artistes, nous sommes morts. Autant diffuser des enregistrements.

Je ne bouge pas. L’accord s’éteint. Enfin ? Déjà ? Je sais que seules les oreilles absolues en ont entendu la dernière note cristalline. Puis je lève la tête et la tourne à droite, vers ce qui est le public. Vers ce qui a toujours été la place du public, de tous temps. En face de moi, le mur elliptique est blanc immaculé.

Puis les premiers applaudissements arrivent. Ils viennent de la droite, puis de partout. Le mur blanc s’illumine en quelques secondes de toutes ces audiences. Des foules réparties aux quatre millions de coins du Réso. Je vois des spectateurs debout, frappant dans leurs mains, les yeux illuminés, comme il se doit, par la musique.

Je me lève de mon banc et m’incline pour les saluer. Ils sont tout autour de moi maintenant mais je sais que chacun d’eux me voit en gros plan en train de le saluer, lui ou elle, personnellement. Les applaudissements dessinent un mur de bruits totalement chaotique, un bruit blanc de mains qui s’entrechoquent. Je souris et je guette le moment. Le moment où ce chaos va se résoudre en un rythme à l’unisson. Un battement lent et hypnotique. Une demande de bis. Pleine d’espoir.

Le bis est la raison de vivre de nous autres, artistes. Dans notre monde, tout est stéréotypé et cadré. Les programmes des concerts, le déroulement des spectacles, l’écriture des partitions. Seul le bis est un moment de liberté absolue pour l’interprète. Face à une demande de bis, nous pouvons choisir de faire ce que nous voulons. Plus aucune règle n’existe, plus aucune contrainte. Je suis seul maître à bord, comme disaient les capitaines de l’Antiquité qui voguaient vers des étoiles lointaines.

J’ai toujours eu droit à des demandes de bis. Je suppose que c’est le signe d’un don. On m’a toujours dit que j’étais un musicien de génie. Sans forfanterie. Je le sais, c’est tout. La musique me le clame à chaque fois. Je la crois.

Ce soir, la demande arrive très vite, comme si les foules étaient avides d’en avoir plus. Tout de suite. Si elles étaient là, dans cette pièce, elles me lyncheraient certainement. J’entends cet unisson. Il est très puissant. Je sens mon instrument commencer à vibrer en harmonie avec lui. Un La parfait.

Je lève la main droite et les applaudissements s’arrêtent. Tous en même temps. Puis je me rassois. Je pose mes mains sur le clavier du milieu et je prends ma respiration. Le silence total est revenu à travers le Réso. C’est mon moment préféré, celui où je peux choisir ce que je veux. Vais-je rejouer ce dernier morceau ? Vais-je jouer un morceau bref de Plk0DkI ?

Je sens autour de moi, un silence compact. Je sais que je suis surveillé. Je sais aussi que personne ne pourra interrompre ce bis, c’est la règle. Je me sens à cet instant le roi du monde, moi ce petit enfant de dix ans, surdoué disent-ils.

Alors je choisis de jouer mon prélude. Je ne saurai jamais pourquoi c’est à ce moment précis que je décide de jouer ce morceau que personne n’a jamais entendu. Un morceau que j’ai composé seul dans ma tête, sans jamais le jouer sur un quelconque instrument. Personne d’autre que moi ne le connaît. Lorsque j’y repenserai plus tard, des centaines de fois, je me dirai que ce choix a bouleversé ma vie. Et tellement plus. Mais sur le moment, je ressens juste cette envie irrépressible de donner au monde ce petit prélude. Un morceau original, inédit, nouveau. Un morceau qui n’a été approuvé par personne d’autre que moi.

Je plaque mon premier accord, puis le second juste au moment où le premier se vrille. Les deux vrilles vont dans des sens contraires et on frôle la rupture d’harmonie, mais j’enfile alors les arpèges de la mélodie, qui se faufilent entre les battements du rythme qui se poursuite. J’entends quelques hoquets de surprise de ci de là. Je souris et continue.

Le prélude est court. Après tout, ce n’est qu’un prélude. Mais sa construction complexe annonce forcément une suite. Le dernier accord, d’ailleurs, est tellement ouvert et interrogatif qu’on n’a pas envie qu’il finisse. Mes mains ne commencent à trembler qu’après la fin du prélude. Je regarde longtemps le clavier. J’entends des applaudissements, mais ils sont lointains. Mes oreilles bourdonnent. Je me lève, je salue et je me dirige vers la porte blanche. Elle s’ouvre devant moi.

Clis me saute dans les bras. «  Tu as été magnifique, Kiks ». A côté d’elle mon superviseur me regarde avec ses yeux habituels, sans aucune expression discernable. Il nous laisse quelque secondes où Clis manque de m’étouffer, puis il dit ce que j’attendais : « kiK6D8n, suivez-moi ». Son ton est posé, comme d’habitude mais c’est un ordre. Clis me regarde dans les yeux. Elle sourit, mais je vois bien qu’elle a peur. Elle n’est pas musicienne, mais elle a bien senti que quelque chose de particulier s’est joué ce soir.

Je l’embrasse sur le front et suit mon superviseur qui s’est déjà éloigné. Je me compose une marche souple. Je sais où nous allons. Je sais que la partie va être difficile à jouer. Mais je suis prêt. Après tout, j’ai déjà dix ans, non ?

Chapitre Un

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