dimanche 11 décembre 2016

Du temps de cerveau pour... une nouvelle parisienne

Paris. Le soir. Un soir froid et humide comme seul Paris sait nous l’offrir en novembre. Une humidité qui n’est ni sous forme de gouttes franches et bien rondes, ni sous forme d’un brouillard collant. Mais une humidité froide comme si l’ai était rempli d’aiguilles minuscules et glacées. Paris, un soir parisien habituel en cette saison.

Un grand boulevard, d’habitude très animé à cette heure puisqu’on approche de Noël et qu’il est cette heure grise où les travailleurs ont fini de travailler et où les magasins sont encore ouverts. Une happy hour censée remplir les terrasses chauffées des cafés.

Mais ce soir, il n’y a presque personne, ni sur les trottoirs, si aux terrasses ni même sur les chaussées automobiles. Je marche. J’ai du temps ce soir. Je ne sais pars pourquoi je suis venu ici, si ce n’est pour marcher, pour regarder les vitrines et surtout pour choisir un restaurant où manger. J’appelle cette artère le boulevard de la faim, car les restaurants y sont tellement nombreux serrés les uns contre les autres que les portes d’immeubles doivent se faufiler entre eux et que les magasins ont l’air ridicules, rétrécis qu’ils sont entre des restaurants qui empiètent tellement sur le trottoir qu’il est difficile de circuler. Pas ce soir. Je marche et ne croise que quelques rares pardessus noirs, surmontés de toutes sortes de couvre-chefs ou de rares parapluies, car il y a du vent.

Pourtant je marche. Paris sait nous offrir toutes sortes d’atmosphères et ce soir en est une que j’apprécie, surtout parce que j’ai l’impression d’être le seul à en profiter, entre les ombres pressées des passants et les occupants des cafés et restaurants qui ne regardent pas dehors, trop heureux qu’ils sont d’être au chaud et au sec. J’ai l’impression que Paris est à moi et je me sens grandir. Puis je la vois.

Elle est seule, assise sur le banc devant moi. Elle est courbée, elle est vieille, elle n’a qu’un petit chapeau et un haut informe. Pourtant elle n’a pas l’air d’une SDF. Elle se tient droite tout en étant courbée, comme si elle était la plus fière du monde. Elle tient son sac sur ses genoux. Elle regarde un point devant elle sur le trottoir. Le banc est installé en face d’une grande brasserie faussement ancienne mais aucun des quelques convives installés ne regarde le banc. Je m’arrête. Mes pieds sont exactement sur le point qu’elle regardait.

« Vous avez besoin de quelque chose, Madame ? » lui dis-je. Elle lève lentement  la tête et me regarde dans les yeux. Pendant tout ce temps où elle a remonté mon corps, j’ai l’impression qu’elle m’a déshabillé de bas en haut. Ses yeux se vrillent dans les miens. Elle est vraiment très vieille, toute parcheminée mais encore très belle, avec des yeux petits et ronds, brillants dans l’air humide.

« Monsieur ? » répond-elle d’une question qui me laisse sans voix. Est-ce une simple réponse de politesse, une inquisition acérée sur mon identité, une invite, une accroche amusée ? J’ai l’impression que cette question contient toutes les questions du monde. Je la regarde.

Elle me fixe longtemps, puis elle dit, avec un grand sourire cette fois « Oui, ça me ferait plaisir de faire quelques pas avec vous, Monsieur. Vous savez, à mon âge... » Les points de suspension me sont presque visibles. Je lui tends la main droite et elle se lève difficilement mais avec grâce, puis d’autorité elle lâche ma main et prend mon bras droit. Elle murmure un merci presque inaudible, et nous commençons à marcher. Lentement évidemment, car je m’adapte à son pas.

Sa main est lourde sur mon bras. Je sens qu’elle a du mal à marcher et je ralentis encore. A ce moment précis, elle me dit « Parlez-moi ». C’est un ordre, sans aucun doute. Pas une suggestion ni même un souhait mais une consigne à laquelle je ne peux résister. Alors je parle. Je parle en marchant, en regardant droit devant moi. Je la sens attentive à ma droite et je sens Paris vivre - au ralenti - à ma gauche, derrière les vitres des restaurants. Je parle. Elle m’a ordonné de parler, alors je parle sans m’arrêter. De moi, bien sûr. Je lui raconte ma vie. Et elle ? Elle ne dit rien.

Nous marchons. Tout d’un coup je ne sens plus sa main sur mon bras. J’ai tellement parlé que je l’ai peut-être perdue, me dis-je. Quel vieux fou tu fais ! Je me tourne vers la droite, mais elle est toujours là. Simplement sa main est tellement légère sur mon bras que j’ai cru qu’elle était partie. Je la regarde et je m’arrête. Qui est cette femme ? La femme qui me tient le bras est grande et de mon âge, une petite cinquantaine. Elle est élégante et habillée comme à la belle époque. Elle me sourit et abaisse le menton. Je comprends. Je continue à parler. Mais j’ai aperçu le restaurant à ma gauche. Il est bondé et j’entends une musique ancienne. Tous sont habillés comme au début du siècle dernier. Je sens alors une légère pression sur mon bras droit. Elle me fait signe de repartir, c’est évident. Nous recommençons à marcher, et moi à parler.

Maintenant je décide de la regarder de temps en temps et de faire attention au poids de sa main sur mon bras. Chaque fois que je la regarde elle est différente et habillée autrement et pourtant c’est toujours la même femme. Et chaque fois que je la regarde, je jette aussi un oeil vers le restaurant qui est à ma gauche. Toujours un restaurant différent. Mais toujours un restaurant assorti à sa tenue.

Maintenant, je ne me souviens plus de toutes ces tenues et de tous ces restaurants impossibles. Il y en a eu tellement. Je me souviens quand même du restaurant romain où les clients étaient allongés sur des divans avec des esclaves nues (nues ???) qui les servaient tandis que ma compagne était vêtu d’une belle toge blanche laissant apparaître son épaule de lait sur laquelle descendaient ses boucles rousses ; je me souviens de cette geisha légère comme un papillon qui flottait à côté de moi devant ce restaurant japonais en bambou où le thé était servi à l’ancienne, avec des ombres qui s’agitaient derrières les paravents ; je me souviens de cette très jeune fille à mon bras, maquillée et habillée en putain devant ce bar louche où des hommes se bagarraient pendant que d’autres fumaient aux narguilés de l’espoir vaincu ; je me souviens de cette femme désirable vêtue d’une combinaison brillante qui l’habillait tout en la déshabillant complètement, alors que nous passions devant un restaurant blanc immaculé où des gens debout dans des colonnes de verre étaient aspergés de nourriture en aérosol.

J'ai parlé de moi, de ma vie, de mes espoirs, de ma faim de vie. Elle n’a jamais rien dit. Elles n’ont jamais rien dit, toutes ces incarnations d’une même femme qui passait par tous les stades de sa vie réelle et fantasmée tout en parcourant le monde à travers le temps. Et puis je suis arrivé à ce moment clé. Ce moment de ma vie qui m’avait fait sortir dehors ce soir, pour marcher sans but. Oh, avec un but affiché, celui d’aller dîner dehors, seul. Mais sans but réel. A moins que ce but...

- Oui, lui-ai-je dit alors, mon but ce soir n’était pas d’aller manger, mais de marcher jusqu’au bout du boulevard, jusqu’à la Seine. Pour m’y jeter. Oui, lui ai-je dit. C’était cela mon but ce soir.

« C'était ? » a-t-elle dit. Son premier mot depuis le début de notre promenade qui avait dû durer des heures. Je réfléchis en marchant. C’était ? Oui, c’est ce que j’ai dit. Un imparfait. Alors, j’ai compris. Un imparfait oui, ni un présent ni un futur. Un imparfait déjà envolé et qui ne reviendra jamais plus.

Je me suis arrêté. Sa main était lourde sur mon bras. Je l’ai regardée, cette petite vieille qui était comme au début de notre longue marche, fragile et ridée. Je lui ai souri. Elle m’a souri. Nous étions devant un banc. Je l’ai aidé à s’asseoir. Elle a dit « Merci Monsieur ». J’ai dit « C’est moi qui vous remercie, Madame ». Que dire d’autre ?

Puis je me suis retourné. Le restaurant en face était cette grande brasserie faussement ancienne. J’y rentrai. Le maître d’hôtel m’installa à la table près de la vitre, juste en face du banc. Je jetai un coup d’oeil dehors, à travers la vitre humide. Le banc était vide.

Je commandai une choucroute royale. Il ne faut pas se laisser abattre me suis-je dit !

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