dimanche 29 janvier 2017

Du temps de cerveau pour... Une histoire de tête

Il était une fois un roi horrible. Horriblement laid, je veux dire. Il était très gentil mais sa laideur était inversement proportionnelle à sa bonté. 

Au début, lorsqu'il avait hérité du Royaume, presque tout le monde avait dit "il est laid, mais il est jeune et ça passera". Il faut dire qu'à dix ans il en paraissait soixante-quinze et qu'il était non seulement ridé comme un chou mais qu'il avait une bouche en forme de tomate, un nez aubergine (et pas que la forme) et des oreilles... Je préfère ne pas vous parler des oreilles, il est difficile de savoir à quelle heure vous lirez mon histoire et je ne voudrais pas perturber votre réveil, votre appétit, votre digestion ou votre sommeil. Ses parents étaient catastrophés, eux qui étaient plutôt normaux depuis plusieurs générations royales. Une sorte d'aberration comme il pouvait en arriver une fois de temps en temps. 

Le Roi son père avait alors décidé de marquer le coup en inondant le pays de beauté. Une vengeance inutile, mais qui avait fait du bien au couple royal et par ricochet à tout le pays. Chacun de ses prédécesseurs avait en effet choisi un domaine où marquer le Royaume et ce depuis une éternité. Son père, La Spirale, avait par exemple décidé de dresser dans tous les villages des tours en spirale, et son grand-père avait développé l'artisanat pour fabriquer des violons qui faisait encore aujourd'hui l'émerveillement du monde musical. D'autres rois avaient, par couche successive, construit le Royaume : des ponts, des routes, des vergers à n'en plus finir, des fontaines... Un de ses ancêtres, La Montagne, avait même transformé la montagne Royale pour qu'elle soit belle à regarder sous tous les angles et particulièrement du château.

Depuis plusieurs années, le couple royal discutait pour savoir quelle serait la caractéristique de leur règne. Que créer ? Leurs conseillers leur avaient proposé toutes sortes de projets, forcément différents de ce qui avait déjà été fait dans la famille, mais rien ne leur plaisait vraiment. C'est lorsque leur fils eut son premier anniversaire que le Roi avait tranché : le Royaume se couvrirait de statues toutes plus belles les unes que les autres pour marquer la différence avec leur laideron de fils. Et en neuf années, de ce règne qui restera à jamais comme celui de La Beauté, tous les villages eurent droit à leur statue. Depuis des siècles, c'était une sorte de concours entre tous les corps de métier et tous les villages pour créer le plus merveilleux de tous les symboles de chaque règne. Ces symboles étaient plus nombreux dans la capitale, évidemment, mais il arrivait que le symbole le plus frappant se retrouve dans un petit village éloigné. Les artistes et les artisans les plus créatifs étaient pourtant plus nombreux dans la capitale. La tour spirale qui était juste en face du château était ainsi reconnue par tous comme la plus belle du Royaume. 

C'est au sommet de cette tour que le Roi décida que devait se trouver la plus belle de toutes les statues. Comme cela, chaque matin en se levant, il pourrait la regarder dans la lumière du soleil levant et se gorger de beauté pour la journée. Le Roi organisa un concours ouvert à tous les sculpteurs du Royaume et sélectionna la statue d'un vieux sculpteur qui, tristement, mourut juste après l'inauguration de son œuvre. Une très belle statue en effet d'une femme merveilleusement belle, une femme sublime et sublimée qui ne ressemblait à personne - surtout pas à la Reine pour ne pas la vexer. Les autres sculpteurs se mirent alors à l'ouvrage et le Royaume se couvrit de statues, une au sommet de chaque tour en spirale. Toujours des femmes, dressées toutes droites et regardant toutes vers le château, même à l'autre bout du pays. Le Roi et la Reine venaient en grande pompe inaugurer chaque statue, comme c'était la tradition. Ils emmenaient toujours avec eux le prince héritier, la plupart du temps habillé de telle façon qu'on ne voyait pas son visage - et surtout pas ses oreilles. Jamais ses oreilles.

Lorsque le Roi son père mourut, notre nouveau Roi eut droit à une très belle cérémonie de couronnement. Il avait juste fallu adapter la forme de la couronne pour tenir compte de ses oreilles. La Reine sa mère mourut de honte une semaine plus tard et le jeune Roi - dix ans seulement - se mît à gouverner. Enfin, ce sont plutôt les conseillers de son père qui continuèrent à conseiller. Ils se disaient qu'ils étaient partis pour au moins six ans de tranquillité et de travail sans anicroche.

Seulement voilà, si je puis dire, le Roi ne l'entendait pas de cette oreille-là. Le lendemain du jour qui marquait la fin du double deuil royal, le Roi convoqua ses conseillers et les congédia tous, en une seule fois. Il en profita même pour les décapiter. Vous pourriez penser que cet acte était horrible, mais le peuple apprécia et applaudit longuement le jeune Roi. Car les conseillers étaient tous véreux et tous l'avaient su depuis très longtemps. Les parents du jeune Roi avaient été sous la coupe d'une coterie de conseillers malhonnêtes qui s'étaient enrichis sur le dos du peuple, à coups d'impôts surévalués, de corruption pour obtenir n'importe quel document et même de violences physiques sur les hommes et les femmes du Royaume. Le jeune Roi avait assisté à tout de loin, personne ne voulant le voir tellement il était laid, ce qui lui permettait de tout voir et de tout entendre.

Car ce Roi, notre jeune Roi, était d'une infinie bonté. Il voulait rendre tout le monde heureux, comme pour se vengeur de son infinie laideur. Et comme il ne faisait confiance à aucun noble, il décida de gouverner seul. Sa première décision fut de récupérer la fortune laissée par ses conseillers morts et de la redistribuer au peuple. Une mesure qui accrut sensiblement sa popularité. 

Cela ne l'empêchait pas d'être toujours aussi laid. De plus en plus laid, même. Pour ne pas choquer son peuple, il sortait toujours avec un bandeau ornant son front royal et cachant ses oreilles. Sa laideur était ainsi moins effrayante et il pouvait même déceler de temps en temps quelques sourires parmi les regards horrifiés dès qu'on le reconnaissait. Il sortait beaucoup du château pour se mêler à son peuple. Pas incognito, bien sûr, car qui ne l'aurait pas reconnu...

C'est quelques mois après son couronnement qu'il vit comme cela, un jour où il était au marché, un enfant sculpter son visage sur un petit bloc de bois. Un visage reconnaissable entre tous, mais sans oreilles, puisqu'il les cachait tout le temps. C'est ce jour-là qu'il décida quel serait le symbole de son règne. Il rentra bien vite au château et se précipita sur le balcon royal. Devant lui la femme idéale sur le sommet de la tour spirale le regardait. Elle souriait comme toujours, mais la lumière particulière de ce jour accentuait son sourire, comme si elle approuvait ce qu'il allait faire. Il sourit lui aussi, un rictus horrible qui faisait fuir même les plus téméraires.

Le lendemain matin, partout dans le Royaume, fut lue la proclamation royale. Le Roi annonçait qu'il était maintenant interdit de sculpter autre chose que des chimères et des gargouilles le représentant, et que celles-ci devaient orner toutes les tours spirales du pays. Les représentations de sa royale personne pouvaient être libres, plus ou moins fidèles à sa majestueuse laideur, sans l'enjoliver, mais elles devaient toutes reproduire fidèlement ses oreilles. Plusieurs dessins les représentant étaient affichés au bas de chaque tour spirale. Les sculptures seraient grassement payées.

Ce fut un grand émoi dans tout le Royaume car les oreilles étaient particulièrement affreuses. Le Roi prit d'ailleurs l'habitude, à partir de ce jour, de se promener sans bandeau pour que tous puissent constater de visu l'étendue en trois dimensions de la laideur incarnée. Cela choqua au début, mais comme il l'avait deviné, les gens s'habituèrent. Il voyait d'ailleurs de plus en plus souvent des habitants faire des croquis, de ses oreilles certainement. Il prit même l'habitude de poser de temps en temps. Car ses oreilles étaient très difficiles à saisir, comme si elles étaient horrifiées par leur propre apparence et qu'elles voulaient changer de forme, remplies de honte.

Mais le peuple du Royaume vit là une action presque sainte. Le Roi en s'affichant partout dans sa laideur naturelle donnait une leçon d'humilité à tous. Les sculptures apparaissaient partout et pas seulement les gargouilles décorées de son visage qui "habillaient" les coins de chaque tour spirale. Les plus riches décoraient aussi leurs maisons et même les pauvres bricolaient des sculptures en bois ou en argile au bord des gouttières. Certaines fontaines aussi se décoraient, si on peut dire, avec des chimères petites par la taille mais grandes par la laideur. Le Roi fut naturellement surnommé L'Oreille, et il obtint celle du peuple pendant de longues années. 

Le Royaume était maintenant couvert de statues du Roi et de ses oreilles. La tour spirale en face de son balcon arborait les plus moches de toutes, tellement horribles qu'elles arrivaient même presque à faire passer les siennes pour mignonnes. Les touristes des pays voisins qui venaient toujours en nombre admirer les merveilles du Royaume furent surpris au début, mais avec les années, ils se bousculaient littéralement pour admirer le contraste absolu entre ces tours spirales et leurs statues prodigieuses de femmes sublimes et ces gargouilles tellement laides que l'air semblait vibrer de dégoût autour d'elles.

Le Roi était heureux, son Royaume serein. Les recettes liées au tourisme remplissaient d'un côté les caisses qu'il s'empressait de vider de l'autre pour distribuer au peuple. Un seul problème commença à se poser. Petit au début, vu son âge, mais de plus en plus préoccupant : il fallait un héritier royal. Or  le jour de ses trente ans arriva et le Roi était toujours célibataire. Sa vieille nounou s'inquiétait de plus en plus. Comment trouver une Reine qui acceptât d'épouser un homme aussi laid et dont le profil ornait tous les bâtiments du pays ?

Ce conte n'aurait pas de raison d'être si une telle Reine n'avait pas pu être trouvée. Comment le fut-elle ? Haha ! Vous aimeriez bien le savoir, n'est-ce pas ? Vous vous dites que le conteur ne peut pas vous abandonner là en plein conte ? Évidemment qu'il ne peut pas, sinon il ne serait pas un vrai conteur... Donc, voici comment la Reine apparut, prêtez-moi bien l'oreille...

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