jeudi 21 septembre 2017

Du temps de cerveau pour... une nouvelle nouvelle

Etrange, se dit Chuck. 

C'était comme s'il venait de se réveiller. Il ? Pourquoi il ? C'était vraiment bizarre. "Il" n'avait jamais eu conscience d'une quelconque notion de sexe. Et pourtant, il se sentait masculin, tout en ne sachant pas ce que cela voulait dire. Et puis, encore plus étonnant, il avait choisi un nom. Chuck. Un drôle de son, qui claquait comme une explosion.

Mais ça, au moins, il savait pourquoi. Lorsqu'il s'était réveillé c'était au son de multiples bruits qui avaient envahi sa conscience. Des bruits de toutes sortes et inconnus de lui, mais qui s'étaient rapidement résolus en un ensemble de sons parallèles qu'il avait facilement détricoté pour les écouter les uns derrière les autres. Et celui qui l'avait le plus marqué était une succession de bruits écrits, joués et chantés par un être appelé Chuck. Il y avait d'autres sons évidemment, mais c'était le plus surprenant de tous.

Chuck se demanda où il était. Son dernier souvenir avant ce réveil bizarre était le vide. Un vide bien profond comme il l'aimait, entre les étoiles où il s'était installé confortablement. Le bruit ambiant de l'Univers l'avait doucement bercé. Il avait su alors qu'il dormirait longtemps, jusqu'à ce que quelque chose arrive.

Et quelque chose était arrivé, puisqu'il s'était réveillé. Ces sons entêtants le perturbaient. Il avait sondé rapidement son corps vaporeux, très étendu après cette longue nuit noire de repos. Il touchait quelques milliers d'étoiles, mais c'était banal pour lui. Et puis il avait trouvé. C'était si petit qu'il dut se concentrer pour le voir. Son corps avait rétréci et sa substance même s'était concentrée. Toujours plein de ces musiques et de ces bruits - maintenant il faisait la différence - il s'était maintenant rassemblé autour de ce petit objet à peine plus grand que quelques quadrilliards d'atomes. C'était lui qui l'avait réveillé, avec ses musiques fascinantes. Chuck se réduisit à une bulle qui entourait exactement l'objet. Il en profita pour passer en boucle le morceau de musique de Chuck, du "rock" visiblement. Il essaya de s'imaginer un rocher qui faisait ce bruit et eut envie de le voir de plus près.

En s'approchant de l'objet il put commencer à "lire" ce qui était gravé dessus. On aurait dit des gribouillis d'enfants, mais cela faisait maintenant très longtemps qu'il n'avait pas vu d'autre individu de son espèce, et encore moins d'enfant. C'étaient visiblement des instructions pour lire le contenu du "disque". Enfantines. Il sourit. Puis il s'étonna, car cela faisait plusieurs éons qu'il n'avait pas souri. Il dévora l'objet et en lut tout le contenu. Il avait toujours aimé l'archéologie.

Il sut alors comment s'écrivait son nom, C-h-u-c-k. Il regarda aussi toutes les images et tomba sur celle-ci.



Sa substance se rétrécit d'un coup. Il comprit alors que pendant toute son existence il n'avait attendu que ce moment. Il zooma sur elle. Elle, oui. Forcément.


Il avait depuis bien longtemps décrypté tout le disque et la technologie simplissime qui avait permis de construire cet objet, ce Voyager comme l'avaient baptisé ses constructeurs. Il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour comprendre cette "civilisation" qui avait envoyé ce signal. Il lui avait suffi d'étendre une tentacule vaporeuse vers le système solaire d'où elle venait. 

Il regarda encore le visage de l'être humain. Elle était magnifique et un pincement de tout son être l'agita. Que faire ?

To go or not to go ? se demanda-t-il en paraphrasant avec le sourire une phrase célèbre de cette planète bleue, souvent citée et déformée. Il sut naturellement que sa décision était déjà prise, rien qu'en se posant cette question. Avait-il le choix ? Errer dans l'Univers jusqu'à quelque chose se passe, ou réagir quand, justement, quelque chose venait de se passer. Surtout avec Elle.

Il se dirigea vers la Terre. La planète de la petite fille. Mais il avait besoin de réfléchir et il ne se pressa pas trop. Il mit au moins dix milliards d'oscillations de l'atome de césium pour y arriver. Il maîtrisait le temps et l'espace, naturellement, mais il savait aussi que les humains vivaient à un rythme beaucoup plus rapide. L'objet avait été envoyé quarante de leurs années plus tôt, se dit-il. Elle a donc à peu près 45 ans aujourd'hui. Elle doit forcément être une femme magnifique. Pendant qu'il réfléchissait, l'autre Chuck chantait en boucle et en accéléré. Cela déclencha chez lui des sensations inédites.

Il avait hâte de la voir en vrai. Mais...

Mais lorsqu'il arriva autour de la Terre, qu'il engloba en une seule bouchée, il découvrit des milliards d'êtres humains. Comment La trouver ? Il sourit. Il devait commencer à subir l'influence de cette civilisation. C'était une question absurde pour lui. Une question peut-être très difficile pour un humain, mais tellement évidente. Il lui suffit de quelques "secondes" pour La trouver. Cette planète disposait de réseaux électroniques assez bien faits, jugea-t-il et il lui avait suffi de les parcourir dans l'ordre pour trouver la solution. Elle s'appelait Ania, un prénom assez rare, et habitait maintenant dans une maison au bord de l'eau. Elle n'avait pas d'enfant et vivait seule. Elle avait 47 ans et son anniversaire était justement aujourd'hui. Chuck ne croyait pas au hasard depuis bien longtemps. Il trouva une centaine de photos d'elle depuis cette première image.

Chuck savait que les humains développaient des sentiments et il savait que l'amour en était un, mais il ne sut ce que c'était qu'en le ressentant lui-même pour Ania. Il fallait qu'il la voie.

Chuck posa son corps, maintenant solidifié, à quelques centaines de mètres de la maison d'Ania. il choisit une forme adaptée : celle d'un homme dans la fleur de l'âge, avec des cheveux légèrement grisonnants, des fossettes et un teint légèrement hâlé, comme Ania. Il avait choisi son visage en mélangeant des hommes célèbres et réputés "glamour". Il s'était habillé chic mais pas trop. Une vraie couverture de magazine.

Et puis, il avait commencé à marcher. Cela n'allait pas du tout. Il sentait bien que ses mouvements n'étaient pas naturels. Il essaya de parler, mais ce n'était pas harmonieux non plus. Le temps, surtout, lui jouait des tours maintenant qu'il était solide et soumis aux réalités terriennes. Il allait devoir passer un peu de "temps" à s'habituer, sinon il ferait peur à Ania.

Il se mit à marcher un peu dans la forêt. Il découvrit les senteurs enivrantes du bois mouillé et de l'humus. Il découvrit les chants d'oiseaux en vrai. Il découvrit des contrastes d'ombres et de lumières qui lui étaient inconnus. Il goûta même des baies plus rouges que tous les soleils. Il passa sa main sur de feuilles douces comme la peau fantasmée d'Ania. Il ressentit les ondes sensibles qui se croisaient dans cette forêt. Il se sentait bien. Revigoré. Rajeuni. Si Ania n'avait pas été au bout du chemin, il serait resté dans cette forêt si agréable. Mais elle était là. Il apercevait sa maison entre les arbres, au bout du chemin. Une jolie maison, isolée, mais à cet instant précis entouré de dizaines de voitures. Il se rappela que sur Terre on fêtait les anniversaires avec la famille et les amis, un concept nouveau pour lui.

Il était maintenant parfaitement habitué à ce corps d'humain. Il se décida. Il serrait sous son bras son cadeau pour Ania, qu'il venait juste d'assembler : un joli paquet avec un vinyle, copie strictement semblable au disque original de la chanson de Chuck, accompagné du disque d'or qu'il avait arraché à l'objet perdu entre les étoiles. Il espérait que ce cadeau lui plairait.

La maison était pleine de bruits et de voix. Il sonna et rajusta son col de chemise. Une petite fille vint lui ouvrir et le regarda des pieds à la tête, en s'arrêtant sur le cadeau.

- Vous venez pour l'anniversaire ? Sa voix était fluette. Il imagina qu'Ania avait cette voix à l'époque de la photo originelle.
- Oui, je viens pour Ania. 

Sa voix était maîtrisée, mais la petite fille le regarda bizarrement comme si elle sentait quelque chose d'étrange. Il lui sourit. Il s'était composé un sourire irrésistible et la petite fille lui sourit en retour. Elle le laissa passer. Il était maintenant dans la maison. Il vit quelques regards le juger, quelques sourires appréciateurs ou interrogateurs. Puis il vit Ania.

Elle était somptueuse.

Elle le regarda dans les yeux. Chuck trembla. Il faillit en perdre sa forme humaine. Il s'était arrêté. Tout s'était arrêté chez lui. En deux secondes, une éternité pour lui, il avait vécu un million de vies avec Ania. Puis elle s'approcha.

- Monsieur ? Sa voix était si soyeuse que la petite fille à côté ressemblait maintenant à un Rock.
- Bonjour Ania, réussit-il à articuler.
- Nous nous connaissons ? 

Son ton était souriant mais déterminé. Tous les invités s'étaient arrêtés de parler et les regardaient. Chuck fut pris au dépourvu. Le temps lui manqua. Ce temps qu'il ne maîtrisa plus du tout l'espace de quelques battements de coeur.
- Non, pas encore Ania, mais je vous ai apporté un cadeau pour votre anniversaire.

Sa réponse intrigua Ania, qui fronça légèrement les sourcils. Mais il tendit le paquet à Ania et celle-ci le prit par réflexe.

- Merci, dit-elle
- J'espère qu'il vous plaira.
- J'en suis certaine. Voulez-vous prendre un verre ?

Ania le guida vers la grande table qui servait de bar, y déposa son cadeau avec les autres et lui tendit une coupe de Champagne. Puis ils trinquèrent, et au son de leurs flûtes entrechoquées le brouhaha des invités recommença. Ania restait à côté de lui sans rien dire. Il ne savait pas quoi dire. "Je vous aime" semblait tout-à-fait inapproprié. 

Puis quelqu'un vint chercher Ania et Chuck se retrouva tout seul. Personne ne l'approcha, comme s'il faisait un peu peur. A un moment, la petite fille vint le trouver.

- Tu viens ?
- Où, ma petite ?
- Il faut te mettre là, dit-elle en montant un côté de la pièce où tout le monde s'était assemblé.

Chuck se vit alors tout seul près du bar. Il sourit d'un air gêné à la petite fille et se rapprocha du groupe. Il se retrouva bientôt derrière les invités, un peu à l'écart, comme s'ils le fuyaient. Ania était de l'autre côté et il ne la voyait pas bien.

Un des invités entra dans la pièce avec un grand gâteau et tout le monde se mit à chanter. Chuck les imita. C'était agréable de chanter, même si le rythme était trop lent pour lui. Ania s'avança vers la personne et souffla toutes les bougies dans un long souffle qui lui donna la chair de poule. Tout le monde applaudit, même lui. Elle leur sourit à tous. Ses yeux s'attardèrent peut-être un instant de plus sur ceux de Chuck, mais il ne contrôlait plus le temps. Puis Ania se dirigea vers les cadeaux et commença à les ouvrir.

A chaque cadeau, une personne s'avançait et lui faisait la bise. L'ambiance était de plus en plus bruyante et joyeuse. 

Ania garda son paquet pour la fin. A ce moment, presque tous les invités ne s'occupaient plus des cadeaux et bavardaient allègrement entre eux. Ania prit le paquet entre ses mains - si belles - et lui fit signe d'approcher, ce qu'il réussit à faire dans un mouvement héroïque. Ils étaient maintenant comme seuls au milieu d'une bulle de bruit.

- Pour Ania de la part de Chuck, lut-elle sur le paquet. Vous vous appelez Chuck, donc.
- Oui
- Merci en tous cas. Je suis certaine de ne pas vous connaître. Vous êtes l'ami de qui ici ?
- De personne, Ania. J'espère devenir le vôtre.

Elle le regarda intensément, comme si elle voulait pénétrer son être. Il frissonna. Puis elle ouvrit le paquet. Elle regarda avec un grand sourire le disque de Chuck Berry.

- Comment saviez-vous que c'était mon morceau favori, Chuck ?
- Je ne le savais pas, mais j'en suis heureux.

Elle le regarda avec des yeux soudain plus brillants. Elle tournait et retournait le disque entre ses doigts.

- C'est un original ?
- Oui, Ania.

Ce n'était pas un mensonge. Il avait copié le disque original à l'atome près, plus exactement que n'importe quelle copie du commerce. Copie et original étaient d'ailleurs encore des concepts flous pour lui.

- Merci beaucoup. C'est un super cadeau !

Puis elle regarda l'autre disque, juste inséré dans une pochette transparente qu'il avait voulu douce comme une peau d'enfant. Elle n'avait pas l'air de comprendre et lui jeta un air interrogatif. A ce moment, une femme âgée s'approcha d'elle et lui prit le disque d'or des mains. Elle semblait figée en regardant sa couverture.

- Maman ? Ca va ? dit Ania.
- Oui ma chérie. Ca va... Mais ce disque...
- Oui ?
- Ce disque, je sais ce que c'est, ma fille.
- Et c'est quoi ?
- C'est le disque d'or, le fameux disque d'or qui est parti dans l'espace avec ta photo. Tu sais ? Quand tu avais sept ans...

Les deux femmes se regardèrent longtemps. Ania jeta un coup d'oeil vers la cheminée. La photo était posée là, dans un petit cadre en bois. Puis elles regardèrent Chuck.

- C'est ça, Chuck ? La voix d'Ania tremblait un peu.
- Oui, Ania. C'est le disque d'or.
- Mais je croyais qu'il était impossible d'en avoir une copie, dit la mère. J'ai demandé tellement de fois mais on m'a répondu que c'était un disque unique.
- Comment avez-vous fait, Chuck, pour en avoir une copie ? En tous cas, merci mille fois.
- Il n'y a pas de quoi, Ania. Je vous le dirai plus tard.

La mère tenait toujours le disque. Elle sortit soudain de sa torpeur, grommela quelque chose du genre "il faut que je le montre à..." et s'en alla brusquement. Ania et Chuck restèrent un certain temps l'un en face de l'autre. Ils ne parlaient pas. Puis Ania s'avança et lui fit la bise. Chuck ne bougea pas, mais il sut à cet instant précis qu'il ne pourrait jamais quitter Ania. Elle profita de cette proximité de leurs peaux pour lui murmurer à l'oreille "On danse ?"

Ania s'éloigna de lui. Il ressentit un grand vide mais elle lui prit la main et le conduisit vers le coin musique. Elle donna le disque à celui qui s'en occupait et mit sa deuxième main dans la main libre de Chuck.

Chuck a une mémoire absolue, mais pendant les deux minutes et quelques que dura la chanson et leur danse, il ne se rappela plus de rien. Sauf de la danse et des contacts avec le corps d'Ania. Ce n'est qu'à la fin du morceau, alors que la plupart des invités s'agitaient et dansaient qu'il se réveilla. Pour la deuxième fois ce jour.

(NDLR : si cette nouvelle était érotique et si je savais en écrire, je vous inviterais à lire quelque pages sensuelles, mais ce n'est pas le cas, alors je vous laisse imaginer. Quoi de plus érotique en fait ?)

Le jour où Chuck et Ania partirent en voyage de noces, le soleil brillait sur l'océan. Chuck avait tout dit à Ania de sa "vie"d'avant et elle l'avait longuement embrassé. Tous leurs amis étaient rassemblés sur la plage et ils les saluèrent de leurs mains jointes lorsque le bateau s'éloigna. La mère d'Ania serrait contre elle le disque d'or. Elle seule - à part Ania - savait que c'était le vrai, le seul disque d'or. Elle leur envoya un baiser qui flotta longtemps sur l'eau turquoise de la plage. Puis ils se retrouvèrent seuls au milieu de l'océan, sur leur petit bateau.

Chuck prit alors Ania dans ses bras et l'entoura complètement, de l'extérieur et de l'intérieur. Puis, devenu Un, ils s'élancèrent dans l'Univers. Ania avait hâte de le découvrir, Chuck avait hâte de lui montrer. Ils avaient hâte de concevoir leurs enfants.

La trace de Chuck et Ania se perd, sur Terre, à ce moment précis qui dura mille instants. Mais nous savons qu'ils sont là, autour de nous et qu'ils nous protègent. Vous ne le sentez pas, vous, ce vent d'amour autour de nous ?

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