mardi 24 octobre 2017

Du temps de cerveau pour... une nouvelle tasse de café

C'est le matin et il pleut. "Il pleut encore" se dit Lucien. Il est toujours dans son lit et c'est le bruit de la pluie sur les vitres qui l'a réveillé, en même temps que le jour blafard de cette fin d'automne. Lucien n'est pas un lève-tard, mais ce matin, il prend un peu plus de temps que d'habitude pour sentir son corps bouger contre les draps. Pour s'étirer. Lucien est grand et quand il s'étire, ses pieds dépassent presque du matelas.

Aujourd'hui est un jour comme les autres pour Lucien. Son programme est immuable et comme fixé pour l'éternité.

Il va se lever, se doucher, se préparer, se fignoler. Puis il va sortir, marcher quelques centaines de mètres vers son bureau en empruntant toujours le même itinéraire. En chemin il s'arrêtera au bar du coin pour son café-croissant, il y lira le journal et les programmes du jour, discutera avec la serveuse et se réveillera vraiment. Ensuite il arrivera à son bureau, saluera ses collègues et s'installera à son poste de travail. A gauche, il y aura la pile de papiers à lire et à tamponner (ou non) et à droite la corbeille vide qui va se remplir progressivement. Il fera ses pauses obligatoires, rythmées comme le pas cadencé des militaires de l'Armée qui parcourent les rues. A chaque pause, un café. Il y en a trois en tout, ça lui fera cinq cafés dans la journée car à la pause de midi, il prendra un double après son repas à la cafétéria. Le soir, il sortira à l'heure précise où il doit sortir et il rentrera directement chez lui par le même chemin, pour dîner avec son doggy-bag du midi et il regardera les programmes de la Tri-télé.

Lucien aime son travail et la routine qu'il y trouve. Il travaille tous les jours. Comme la plupart de ses collègues, il ne prend jamais de repos ni de jour de congé. A quoi bon ? Qu'y aurait-il d'autre à faire ? Un jour par semaine - mais pas aujourd'hui - il s'arrête au supermarché du coin et achète les produits nécessaires à sa vie quotidienne. Un supermarché entièrement automatisé. Il ne manque de rien. Il est heureux.

Lucien se lève enfin. Il a peut-être pris quelques minutes de retard, mais ce n'est pas grave. Ça lui a fait du bien. Il lira un peu moins longtemps le journal ce matin. De toutes façons les nouvelles sont toujours les mêmes. La Guerre continue et l'Armée progresse. Tout va toujours bien.

Lucien s'habille. Dans un grand élan d'originalité, il a fermé les yeux au moment de tirer au hasard un foulard de son tiroir. C'est un foulard vert qui est sorti. Il le regarde un instant avec surprise, mais c'est comme ça. Quand le foulard est tiré, il faut le mettre. L'originalité n'est pas une caractéristique de Lucien, ni de son époque d'ailleurs. Il ne se souvient plus de la dernière fois où il l'a mis. Il ne se souvient même plus d'en avoir un de cette couleur. Mais un tirage est un tirage. Il le met autour de son cou et le noue comme il se doit, comme il en a le droit, compte tenu de son statut.

Lucien est dehors et marche dans la rue. La pluie s'est arrêtée, comme il convient, pour ne pas gêner la circulation. Il y a 225 pas jusqu'à son bar habituel en moyenne. Ce matin, peut-être que Lucien est un peu plus allègre que d'habitude car il n'a besoin que de 219 pas. Presque un record, se dit-il. Il entre dans le café.

Il y a un attroupement devant le comptoir. La serveuse a une conversation agitée avec un homme en tenue de réparateur, et la machine à café gît béante à sa place, ses entrailles offertes de manière indécente au regard de Lucien. Des pièces jonchent le comptoir. Lucien comprend tout de suite qu'il y a un problème. Mais Lucien n'aime pas les problèmes. Il ne reste que quelques instants dans le bar et ressort. Il se passera de son café ce matin, tant pis. Il n'y a en effet aucun autre bar sur son chemin.

Lucien marche encore une centaine de pas et arrive à un croisement. Son estomac gargouille. Il est pris d'une envie irrésistible de café-croissant. Il ne tiendra jamais jusqu'à sa première pause.

Alors Lucien tourne à droite au lieu de continuer tout droit. Il va chercher un autre bar. Il en a trop besoin, trop envie. Il rajuste le noeud de son foulard et marche bravement en terre inconnue. Il sait que le plan de la Ville est rectangulaire et qu'il pourra toujours retrouver sa route.

Lucien marche mais ne voit aucun bar. Il ne demande évidemment rien aux rares passants pressés qu'il croise. Ce serait tellement incongru. Il tourne plusieurs fois mais n'aperçoit rien. Il commence à s'inquiéter. Il est impossible qu'il n'y ait qu'un seul bar dans son quartier.

Lucien s'arrête soudain au milieu du trottoir. Il n'a rien vu mais il vient de sentir l'odeur du café. Il tourne lentement sur lui-même. Juste derrière lui, il y a un bar. Un bar très petit. Comment ne l'a-t-il pas remarqué en passant devant. En tous cas, c'est bien d'ici que vient l'odeur de café. Lucien regarde autour de lui. Personne. Il se décide et entre dans le bar.

Le bar est effectivement très exigu. Il n'y a la place que pour le comptoir et une table avec deux chaises. Aucun client. Derrière le comptoir, une serveuse le regarde en essuyant une tasse. Lucien sursaute. On dirait la même serveuse, et pourtant elle semble très différente. Comme s'il s'agissait de deux soeurs jumelles, celle-ci semblant pourtant beaucoup plus... éveillée ? nature ? pétillante ? Lucien hésite, mais la serveuse lui parle déjà :

- Bonjour Monsieur.
- Bonjour.
- Que puis-je faire pour vous, Monsieur ?
- Un café et un croissant, s'il vous plaît.
- Ca marche !

Lucien sourit. Le ton joyeux de la serveuse le rassure. Tout est normal ici. Peut-être même mieux que dans son café habituel. Plus intime, aussi. Il se détend. Le journal est plié soigneusement sur le bar, comme il se doit. Il le prend et commence à le lire en attendant son café-croissant.

Mais il a un sursaut en regardant la première page. On y parle de la Guerre, évidemment, mais les nouvelles ne sont pas bonnes. L'Armée perd du terrain et la Ville est même menacée d'invasion par l'Ennemi. Lucien est fasciné. Jamais il n'a lu de telles nouvelles. Et sans prévenir, comme ça ? Du jour au lendemain ? Il ouvre et lit les pages intérieures. C'est incroyable. Tant de détails, pourtant réputés secrets sur les mouvements de troupes. Et aucune bonne nouvelle. Et pas de programme de Tri-télé !

- Votre café va refroidir, Monsieur.

La voix de la serveuse l'a fait sortir de sa transe. Il s'ébroue, murmure quelques sons incompréhensibles, même pour lui et boit une gorgée de café. Il écarquille les yeux. Le café est fort. Et bon. Bon comme doit l'être un rêve de café. La serveuse le regarde en souriant.

- Merci mademoiselle. Votre café est très bon.
- Merci Monsieur. Votre croissant aussi va refroidir.

Lucien regarde le croissant. Il est parfaitement doré. Il en mord une corne. Puis il enchaîne avec une autre gorgée de café. Sublime ! Un délice parfait. Pendant quelques instants, Lucien n'est plus que la somme de ses cinq sens en dévorant ce petit-déjeuner parfait. Même le bruit du croissant qui se brise sous ses dents est doux comme le contact de ses draps sur son corps le matin.

Lucien a fini. Il se sent rajeuni et plein d'une énergie fantastique. La serveuse le regarde toujours. Aucun autre client n'est rentré.

- Je vous offre un autre café, Monsieur ? C'est sur la maison.
- Volontiers, mademoiselle. Merci.

La serveuse s'affaire. Elle a pris sa tasse, sa soucoupe et sa cuillère et les lave. Il réalise alors qu'il n'y pas d'autre tasse. Puis elle prépare le café. Elle lui tourne le dos et Lucien la regarde. Il sent s'éveiller en lui un désir incontrôlable.

Lorsqu'elle se retourne, avec la tasse pleine à la main, elle arbore un sourire encore plus large qu'auparavant. Lucien ne peut détacher ses yeux de la serveuse. C'est comme s'il la voyait tout entière à la fois, du haut en bas.

- Attention, c'est chaud, Monsieur.
- Merci mademoiselle.

Lucien et la serveuse se regardent. Ils n'ont échangé que quelques mots banals, mais Lucien sait que quelque chose d'extraordinaire s'est passé. Il ne veut plus partir du bar. Il se sent bien ici. Alors il commence à parler à la serveuse. Ils discutent longtemps. Leur conversation est à la fois très délicate et très animée, comme si le temps allait les rattraper. Lucien ne saura plus jamais ce qu'ils se sont dit pendant cette rencontre, ni elle.

Puis l'horloge derrière le bar sonne l'heure juste. L'heure où je dois être au bureau, se dit Lucien en souriant. Mais ils continuent à parler. Au fond de lui, loin, très loin, Lucien sait qu'il contrevient à la Loi. Une absence injustifiée au travail est quelque chose d'absolument inimaginable. Il n'a manqué qu'un seul jour dans sa vie, lorsqu'il avait été trop malade pour bouger, mais il avait prévenu. Etrangement Lucien n'a pas peur. Il ne se sent pas coupable. Il est tellement bien ici. Avec elle. Et elle aussi a l'air de se sentir parfaitement bien.

Lucien sait que cela ne peut pas durer. Il va falloir qu'il réintègre la société. Ou alors l'Armée va venir le chercher. Nous sommes tous si faciles à localiser, pense-t-il. Normalement, en quelques heures, n'importe quel fugitif est récupéré. Mais Lucien s'en fiche. Il est tellement heureux ici, lui qui croyait avoir été heureux avant.

Puis il a une pensée qui le glace. S'ils viennent ici le chercher, ils trouveront aussi le journal. Il a compris depuis longtemps que ce journal était différent du journal habituel. Que sa vérité était d'une autre nature que la vérité officielle. Ils seront alors furieux et arrêteront aussi la serveuse. Il ne veut de cela à aucun prix. Il veut la protéger. Maintenant et tout le temps. Pour toujours. Il le dit à la serveuse et celle-ci éclate d'un rire cristallin.

- Nous ne risquons rien, Lucien.
- Tu est sûre, Léa ?
- Oui. Ici nous somme protégés. Regarde.

Lucien suit du regard la direction qu'elle indique. La rue. La rue, qui est maintenant noire de monde. On voit des militaires passer en grappes. Mais personne ne regarde le bar.

- Nous sommes invisibles, tu sais ?
- Invisibles ? Mais comment ?
- Je ne sais pas, mais nous le sommes.
- Mais moi, dit Lucien, j'ai bien vu le bar, non ?
- Toi, ce n'est pas pareil. En plus, tu l'as senti.

Elle sourit. Lucien aussi. Léa sort alors de derrière son comptoir et vient se placer devant lui. Tout près. Elle défait tranquillement le noeud pourtant complexe du foulard vert et Lucien se sent soudain un autre homme. Ils s'embrassent. Longuement. Tendrement et fougueusement. Lucien s'enivre de son odeur. Ils font l'amour sur le sol même du bar, entièrement nus.

Lucien ne sortira plus du bar. Ils seront la plupart du temps tous les deux derrière le comptoir, à laver et relaver l'unique tasse en discutant de tout et de rien. Des livraisons auront lieu puisqu'une fois par semaine, l'arrière boutique sera ré-approvisionnée pendant la nuit, alors qu'ils dormiront dans la petite chambre au-dessus du bar. Chaque matin, le journal arrivera. Un journal qui raconte la vraie Guerre, celle que son pays est en train de perdre. Ils suivront l'avancée des troupes, tout en sachant que les autres croient à la stabilité de la bataille.

Lucien et Léa savent que le jour viendra où les Ennemis déferleront sur la Ville. Mais ils s'en fichent. Ils sont dans leur petit nid, à l'écart de tous. Et il n'y a aucune raison que cela change, non ?

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