dimanche 23 juin 2013

Du temps de cerveau pour ... Une nouvelle sixte

Lessivé.

Armand est épuisé, essoré comme le bandeau d'un Hercule de foire après qu'il ait épilé la femme à barbe. Sa journée a été rude. Il s'y était préparé pourtant. Il savait que cela serait fatigant. Mais il était loin de s'imaginer que tant de choses s'y passeraient. Rien ne s'est déroulé comme prévu, pense-t-il en se beurrant une tartine de Nutella pour son dîner suisse, car après tout, on est dimanche.

Armand rembobine le film de la journée et cherche le moment où il a perdu le contrôle. Il a le choix entre plusieurs angles de prise de vue à tout moment. Il est en effet équipé du système MobiCams 75 qui assure 7 ans consécutifs d'enregistrement. Il peut choisir entre ce qu'il voit avec ses yeux, ce qui est tout autour de lui et qu'il pourrait voir, ce qui est autour de lui et qu'il ne peut pas voir, ce que les autres voient de lui de face et de dos.

Il fixe le compteur sur 6h moins cinq du matin. Il aime bien se regarder dormir. C'est reposant. Il dort toujours profondement juste avant la sirène de 6 heures. Armand se trouve très beau. Puis les MobiCams se recalent automatiquement au premier vrai événement de la journée. Il est déjà 8h50. Il a passé presque trois heures en mode quasi automatique : réveil, gym, douche, habillage, maquillage, petit déjeuner n°5, méditation, transport en aéroglisseur, réunion de préparation au 33° étage, prise de position devant son clavier et exécution des premières instructions de la journée.

À 8h51, dans son dos à droite une lampe rouge s'allume. Armand ne la voit pas. A ce moment précis il s'est penché à gauche pour regarder son écran de contrôle cadré sur mademoiselle Belle, ou plutôt sur ses yeux. Il le fait toutes les cinq minutes à peu près. Depuis toujours et pour toujours. Elle est si merveilleuse et il est tellement amoureux. Il se décidera un jour à lui parler. Mais pour le moment il reste là, soupirant devant le moniteur. La lampe rouge s'éteint. Armand ne l'a pas vu. Il continue à taper sur son clavier la musique prévue : il s'agit de l'enterrement au 22° étage, un enterrement pas cher avec une musique dissonante et des sonorités tranchantes. Il en a pour deux minutes encore, avant de passer au mariage du 11°, un mariage de luxe avec grands jeux et effets spéciaux.

La lampe rouge lui signalait un décalage de deux minutes car les traites du défunt n'ont pas été honorées. Il réalise maintenant que ce décalage de deux minutes va l'accompagner tout le reste de la journée. Personne ne viendra le voir pour lui signaler. Personne ne semble même s'en rendre compte. Il assiste impuissant à l'empilement des catastrophes, alors que sur le moment, il n'a rien vu de spécial.

Donc, à la fin de la cérémonie de mariage du 11°, lorsque la mariée stressée par la musique acidulée assassine son mari et qu'on procède tout de suite à l'enterrement d'icelui, la musique joyeuse de mariage retentit. Le père du défunt marié sort un pistolet et tue la mariée déjà veuve et en prison. La tâche rouge sur la robe blanche fait tâche. L'enterrement de la mariée se déroule sur une page de publicité, ce qui ne résout pas le problème puisqu'il s'agit d'une réclame pour des produits de beauté. Le baptême qui suit se passe bien étrangement car il n'y a pas de musique du tout, c'est l'heure de la pause de 30 secondes d'Armand qu'il passe à regarder Belle. Il est un peu secoué de constater que Belle n'est pas sur son écran habituel mais sur celui derrière lui et qu'elle le regarde avec un air affolé. Armand se tourne mais elle a déjà disparu.

Le temps de reprendre son programme pour le deuxième baptême au 7° étage, il s'occupe en fait de la messe express de 9 heures, sans arrêt jusqu'au Kyrie. Ca secoue le prêtre tout frais émoulu du séminaire qui balance l'encensoir dans le deuxième enfant de choeur à droite, celui qui tient la télécommande de l'Orgue. Armand voit alors une lumière verte s'allumer devant lui. Il sait qu'il doit accélérer. Il joue plus vite et traverse la bagarre générale devant l'autel, le renvoi du prêtre, la démission du pape et l'écroulement de l'église officielle et extrêmement ointe grâce à une série d'arpèges qui le laisse un peu essoufflé. La lumière verte s'éteint et il retrouve son rythme normal. C'est enfin l'heure de regarder Belle, mais elle a disparu de tous les écrans.

Il se retourne et ne voit rien. En fait Belle regarde son dos et change d'écran aussi vite qu'il se tourne. Il revient à son clavier et plaque un accord mineur avec le son au maximum. L'orgue s'écroule. Il se retrouve assis par terre. Plus aucune trace de Belle. La musique s'est arrêtée évidemment. Il sent bien que quelque chose n'a pas marché. Plus aucune lampe ne fonctionne. A tâtons, il se dirige vers l'écran de Belle, comme il aime l'appeler, l'ouvre, enjambe le bord du moniteur et saute.

La tour est haute. La nuit est déjà tombée quand il arrive en bas. La nuit est douce et en tombant dessus, il s'enfonce dedans comme dans du coton rose. Sa chute a été entièrement amortie. Il flotte dans la nuit. Il se retrouve chez lui, assis devant son pot de Nutella. Belle est en face de lui. En vrai et en chair. Armand lui fait un sourire. Il est revenu dans le présent.

Elle est vraiment Belle. Dommage qu'il n'y ait plus de demain après cette journée piteuse et qu'aujourd'hui soit déjà fini. Il ouvre la bouche pour lui parler. Enfin ! Le son va sortir de sa bouche quand il voit à travers les yeux de Belle la lumière rouge s'allumer derrière lui. Ce qui sort de sa bouche est un autre son que sa voix. Au lieu de lui clamer son amour, il voit sortir au ralenti, de ses lèvres, les notes d'une musique syncopée, juste avant de s'évanouir...

Et de se réveiller à 6h le lendemain au son de la sirène, seul, comme toujours.

Aujourd'hui, il fera mieux !



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