mercredi 6 novembre 2013

A propos de Madame Taubira

J'ai lu ceci ce matin : "Christiane Taubira s’étonne dans une interview publiée mercredi dans Libération qu’aucune «belle et haute voix (ne) se soit levée» pour pointer le danger pour «la cohésion sociale» que constituent les attaques racistes dont elle a été victime."

Sur ce blog, il n' y a pas de belle et haute voix. Juste une voix simple et relativement confidentielle. Mais cette phrase de notre ministre de la Justice m'interpelle, comme elle interpelle beaucoup d'entre nous, je l'espère. Alors voici ma voix, à replacer dans la cacophonie des instruments discordants et qui regardent ailleurs, ou dans le silence des grands donneurs habituels de leçons. En espérant cependant que l'interview déclenche des réactions.

Tout le monde a lu les mésaventures de Christiane Taubira, affublée de noms de singes parce qu'elle est noire et parce qu'elle s'oppose simplement, par les lois qu'elle promeut, à des opposants qui sont viscéralement contre. Qu'un ministre de la Justice mécontente des opposants est normal est sain. Il y a des élections et des manifestations pour ça. Qu'elle soit insultée est hors limites du traditionnel respect républicain, mais comme les politiques eux-mêmes pratiquent l'insulte régulièrement, il y a une acceptation implicite de l'insulte et du manque de respect. Cela pose déjà un premier problème, celui de l'incivilité, reproche souvent adressé aux jeunes des quartiers, par opposition aux autres, les citoyens civils. Comment traiter quelqu'un d'incivil quand on l'est soi même ? Y a-t-il des incivilités moralement acceptables et d'autres pas ?
Mais ce problème est mineur par rapport aux types d'insultes reçues, en l'occurrence des insultes racistes et méprisantes pour l'Autre, aussi bien intégré soit-il.

Au-delà donc de l'analyse et de la personne de notre Ministre de la justice (aveugle la justice et appuyée par son glaive et sa balance), cette affaire pose un problème de fond. Moral, politique et philosophique.

La France d'aujourd'hui s'est construite à partir d'une mosaïque de régions et de cultures différentes "en interne". Tout le monde connait ces différences aujourd'hui, des Ch'tis aux Marseillais en passant par l'Alsace, la Lorraine, les corses, les bretons et les basques. Ces différences sont une des grandes richesses de notre pays, devenue une nation. Elles nous font sourire, d'un air attendri ou moqueur sur une ton affectueux. Elles nous interpellent comme les différences d'un village à l'autre dans une vallée de montagne ou d'une maison à l'autre dans un Clochemerle permanent. Ces différences sont acceptées en fait. Elles sont même souvent sublimées, car elles concourent à un enrichissement partagé et accepté : chacun y trouve son compte finalement, et la France aussi. Chacun y construit son identité à partir d'identités en mosaïque, car personne ne possède qu'une seule identité, entre son clan, sa tribu, sa communauté, sa famille, son pays, ses cultures, ses vies privées et professionnelles, etc... Dans beaucoup de domaines, ces différences, cette diversité, nous tirent vers le haut. En ce moment la gastronomie est à la mode et quoi de plus fort pour montrer les différences que des assiettes remplies de spécialités et de tours de mains différents. La construction de l'Europe par cercles concentriques, malgré les nombreuses batailles en son sein entre ses "cellules", participe du même principe.

Mais entre le quartier et l'Humanité il n'y a pas de continuité. Les cercles ne sont pas concentriques qui incluraient progressivement l'ensemble des humains. Il y a des frontières et à certains moments les cercles s'arrêtent de grandir pour se voir confrontés à d'autres cercles, dans ces visions étroites du monde. Puisqu'on ne parle plus de chocs de civilisations on croit qu'ils ont disparu et qu'une forme de principe général les a remplacés, dans un "dialogue" constructif et respectueux. La France, dans sa définition républicaine, a déjà du mal aujourd'hui à exister comme cercle englobant tous les cercles concentriques ou non qui la composent. Ces cercles, ces bulles ou ces communautés, comme vous voulez, gardent leur tendance à l'isolement. Elles donnent le sentiment de protéger, entre "nous". Pourtant, quoi de plus fragile qu'une bulle ?

Cette lente construction de la France a inclus et continue à inclure chaque jour des étrangers qui naissent ou deviennent français (et naissent et demeurent libres et égaux en droits). Comme pour la mer, les vagues n'arrêtent jamais. Pourquoi la distinction entre français suivant leurs origines serait acceptable quand ils viennent de régions différentes et inacceptable quand ils viennent de pays différents, de colonies ou d'anciennes colonies, quand ils ont des couleurs différentes de la couleur de la majorité, ou des religions pas assez catholiques ? Un français noir est-il moins français qu'un français blanc ? Evidemment non. Et pourtant. Pourquoi la richesse de chacun et de la France serait diminuée par de tels individus, alors qu'elle serait augmentée par les autres, les français normaux. Cette anormalité des autres, ceux qui ne nous ressemblent pas est une constante de l'histoire humaine. C'est principalement de la peur. Les philosophes en ont parlé et reparlé, à chaque grande crise principalement.

Avoir peur de l'autre est un réflexe acquis, que seule la civilisation permet de contrôler. Les incivilités des incivilisés démontrent que la civilisation n'a pas investi tous les territoires. Si la France devient, reste ou redevient une terre d'incivilisation, elle perd sa raison d'être en tant que nation et redevient une France partitionnée avec ses tribus. Ceux qui ont beau jeu de dénoncer des tonnes de pays où la situation est pire jouent sur du velours. L'herbe est toujours plus noire de l'autre côté et on est bien chez nous. Inversement, les idéalistes qui pensent que tout peut évoluer dans le bons sens, avec bon sens, vers une civilisation plus respectueuse, cherchent souvent des modèles ailleurs, puisque l'herbe est toujours plus verte de l'autre côté et que nul n'est prophète dans son pays. Les deux attitudes sont identiques au fond. Elles font l'impasse sur la réalité de la vie, son caractère essentiellement mouvant et sur la nécessité de la respecter, ici et maintenant.

Car traiter un être humain comme un animal, c'est être soi-même un animal, de type prédateur. Avec ou sans courage, en première ligne ou en tant que suiveur d'une meute, un animal n'est pas un être humain. Ce n'est pas non plus une chose, ou un objet mobilier comme dans notre code civil. La mémoire est un concept énervant, un poil à gratter permanent. Oublier, c'est perdre son humanité. Le racisme existe aujourd'hui. Qu'ils soit primaire et à fleur de peau (noire) comme dans cet exemple, ou qu'il soit déguisé dans un paternalisme post-colonial ou dans tout autre costume, le racisme est un chancre cancéreux sur la peu de ceux qui le pratiquent. D'accord pour qu'on rejette l'Autre parce qu'on en a peur ou parce qu'on doive changer pour l'accepter, et que cet effort soit perçu comme surhumain ou trop fatigant, c'est un fait. Tant que l'Autre est un individu, c'est une question de liberté personnelle. Quand cela devient un amalgame, au vu et au su de tous, parce qu'il y a une étiquette sur le front de l'Autre ou une couleur visible, c'est répugnant, inhumain, bestial.

Le rejet de l'autre parce qu'on en a peur et qu'on n'est pas assez civilisé pour l'accepter, est une tare qui peut tuer l'humanité au sens large, mais un pays, la France en particulier, encore plus sûrement. Qu'il y ait plusieurs visions de la France, c'est évident. Nous sommes un certain nombre à en partager une, issue de siècles d'intégration interne et externe progressive, de Lumières et de Révolution, de règles et d'exceptions nécessaires à ces règles. C'est justement parce que certaines règles comme le respect de l'Autre ne doivent pas connaître d'exceptions que certains comportements sont inacceptables.

Le rejet trouve toujours des excuses, du genre "c'est pas moi", "c'est l'autre" ou "pas chez moi". Au risque de me répéter, tant que le rejet touche une personne en particulier, on est dans le domaine des relations humaines et des chocs de personnalités. Quand ce rejet devient systématique, de la couleur noire de la peau à la couleur de l'étoile cousue sur les vêtements, du 9-3 à la religion, il quitte cette dimension interpersonnelle pour devenir un problème majeur de la société. Et il fait tache d'huile, boule de neige, très vite puisqu'il devient l'espoir de certains de changer la société.

Alors, oui, ceux qui veulent changer la société française pour y rendre acceptable et généralisé ce qui est leur conviction personnelle, afin de les mettre en pratique et d'en tirer un intérêt, ne font que jouer un jeu personnel. Ils ont le droit, comme on a le droit de ne pas être d'accord. La société est censée réguler ces comportements, et évoluer graduellement ou pas à-coups. Ceux qui suivent aveuglément, qui y poussent leurs enfants, se rendent-ils compte qu'ils poussent en fait à détruire la société comme une foule en colère, pour la remplacer par un ordre différent ? Avec une gueule de bois le lendemain ?

Se contenter d'analyser lorsque des Rubicon comme celui-ci sont franchis, c'est accepter l'émergence de pouvoirs forts qui déplaceront la peur de l'Autre ailleurs, en parquant les Autres, en les excluant ou en contrôlant leurs libertés. Qu'ils soient français ou pas ne change rien, ou si peu. Une vertu peut aider à combattre ces mouvements : le courage. Le courage individuel et le courage en groupe. Toute autre attitude est complice, même si elle est à la mode.

Merci à Madame Taubira pour ce cri, cette voix.


PS : Le prix Femina a été décerné à Léonora Miano, femme, noire, africaine, pour son roman sur le petit peuple des broussards et sur l'esclavage. Une voix ? Assurément.

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