dimanche 9 mars 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle Vin de Garde

Jean n’aimait pas le lundi matin. A sa décharge il n’aimait aucun matin sauf le samedi et le dimanche. Il n’aimait pas non plus ses journées en semaine d’ailleurs. Il aurait aimé ne vivre que les week-ends.

Mais il fallait bien gagner sa vie pour profiter de ses week-ends. Son boulot était un pis aller. Au moins il pouvait sortir dehors et marcher dans les rues. Le porte-à-porte n’était pas son fort mais il arrivait quand même à bien se débrouiller, grâce à un bagout impressionnant. Il pouvait vendre un peu de tout à n’importe qui. Il avait essayé de travailler comme vendeur dans une grosse boîte mais il préférait nettement être indépendant et pouvoir choisir son emploi du temps et ses itinéraires. Il avait bien conscience d’en faire le minimum, mais il avait décidé depuis longtemps de profiter de la vie. Il regrettait simplement que cela ne soit que le week-end !

Aujourd’hui, comme chaque lundi, il allait commencer par l’entrepôt pour y choisir ce qu’il vendrait cette semaine. Il choisissait toujours des produits rares dont les autres vendeurs ne voulaient pas. Il avait vendu par exemple des livres de jardinage dans cette ville sans jardin, des barbecues, des détecteurs de trésors ou des pièces détachées d’avions pour décorer les intérieurs de ses clients… C’était plus amusant et surtout personne ne pouvait le critiquer si ses résultats étaient médiocres ou tout juste acceptables. La secrétaire qui enregistrait son choix chaque lundi matin le regardait de plus en plus avec un air étonné. Ca la rendait encore plus mignonne et il savait qu’avec quelques oeillades et une ou deux phrases enjôleuses elle ne protesterait pas et l’enregistrerait sans aucune difficulté. Il ne la revoyait que le vendredi soir pour sa paye hebdomadaire. Elle le regardait souvent avec un air un peu déçu, comme s’il méritait mieux. Il s’en foutait. Cet argent serait dépensé pendant le week-end de toutes façons.

En arrivant à l’entrepôt ce matin-là, Jean se dirigea tout de suite vers le coin des nouveautés. Il n’était pas un lève-tôt et les autres vendeurs avaient déjà razzié le coin. Il ne restait plus que deux produits : des tapis en peau de bête et des rames. Des rames ? C’était plutôt intéressant des rames en fait. Si les gens avaient un bateau c’était toujours utile. S’ils n’en avaient pas, il y avait plein de façons de les utiliser et son imagination tournait à plein pour en inventer des dizaines : pour cuisiner, pour remuer, pour jouer à la balle, pour décorer le mur, pour tuer les mouches, pour pelleter le charbon… toutes choses utiles de nos jours dans une ville moderne. De plus ces rames lui rappelaient vaguement le rêve qu’il avait fait la nuit dernière. Il ne s’en souvenait plus très bien mais il avait été question d’un canoë. Jean n’hésita plus, devant cette confirmation venue tout droit de son inconscient et il se dirigea vers le petit bureau de la secrétaire pour s’enregistrer.

Elle eut l’air surprise qu’il ait choisi les rames. Un peu déçue même. Elle alla jusqu’à lui dire qu’elle avait rêvé de peaux de bêtes cette nuit. Jean la regarda avec son sourire habituel. Il ne jugea pas utile de lui parler de son rêve à lui mais se sentit troublé.

Ce lundi fut un bon jour pour Jean. Les rames avaient du succès et il avait découvert encore d’autres usages pour elles. Il était un peu gêné de se l’avouer, mais ce lundi avait plutôt été une bonne journée. Il dormit bien cette nuit-là. Et toutes les nuits de la semaine jusqu’au vendredi matin. Chaque journée était bien remplie avec des sourires un peu partout chez ses clients. Chaque nuit il avait rêvé du canoë. Tout était flou le matin, mais il savait que c’était lui qui ramait. Ce vendredi matin, il savait qu’il ramait vers une destination importante, où il avait besoin d’aller. Il se sentait excité à l’idée de s’en approcher, chaque jour. Il pensa alors au rêve de la secrétaire et se demanda si elle aussi faisait chaque nuit le même rêve de peaux de bêtes. Il avait hâte d’être en fin de journée, pour lui demander.

En allant retrouver la secrétaire le soir pour sa paye, il se sentait particulièrement heureux. C’était le week-end, il savait qu’il aurait un peu plus d’argent que d’habitude et il avait passé du bon temps. Il savait aussi qu’ils allaient pouvoir parler de leurs rêves. Que demande le peuple ? C’est donc avec un grand sourire qu’il entra dans le petit bureau.

La secrétaire n’était pas là. En lieu et place, il vit un vieil homme, buriné et peu souriant. Jean fut surpris. Dans cet entrepôt, il ne connaissait que la secrétaire et le gardien qui lui ouvrait la porte quand il avait besoin de refaire son stock. Ce nouveau venu était un parfait inconnu. Il n’avait pas l’air d’appartenir à cet endroit et était habillé comme dans un film. Cela mit Jean de mauvaise humeur. Sans un mot, il donna sa carte et reçut en échange sa paye. Aucune parole ne fut échangée. Toutefois, juste avant de sortir, Jean n’y tint plus et demanda au vieil homme où était la secrétaire. L’autre le regarda intensément puis tendit le doigt vers la porte au fond du petit bureau. Une porte que Jean n’avait jamais remarquée et qui semblait se fondre dans le gros mur qui séparait l’entrepôt du terrain vague derrière.

Jean lui dit « Merci » , ouvrit la porte, fit un pas et tomba de quelques marches. Il se rattrapa comme il put et se retrouva assis, un peu sonné. Il avait fermé les yeux par réflexe et quand il les rouvrit tout était différent. Il était assis à l’arrière d’un canoë, de son canoë. Au centre était un gros tas de peaux de bêtes. A la proue était assise la secrétaire. Ils voguaient sur un grand lac entouré de forêts. Jean prit la rame à côté de lui et la plongea dans l’eau. Un oiseau chanta, la secrétaire aussi. L’eau fraîche coulait le long des rames et du bateau. Jean sut alors qu’il ne vivrait plus que des week-ends. Il avait hâte d’arriver au comptoir qu’il devinait devant. Jeanne lui sourit. C’est bizarre, se dit Jean, je ne lui avait jamais demandé son prénom…



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