dimanche 6 avril 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle vin d'huîtres

Julie aime les huîtres. Toutes les sortes d’huîtres, des plates, des creuses, des rondes, des vertes, des fines. Julie passe sa vie avec les huîtres, tout au long de l’année. Julie adore les huîtres et ne peut s’en passer. Quand elle était petite, elle est allée se promener un jour au bord de l’océan avec son père et il lui a fait découvrir toutes sortes de coquillages. Elle n’avait encore jamais vu d’huître avant ce jour-là. Elle est tout de suite tombée amoureuse de leurs formes complexes et de la richesse de ces coquillages. Ce jour-là son amie Joëlle était avec eux et elle est tombée amoureuse des moules. La pauvre. Depuis cet instant partagé d’émerveillement, elles se sont toutes deux consacrées à leurs coquillages respectifs, chacune essayant de prouver à l’autre que le sien était le meilleur. Mais évidemment c’était peine perdue. Chacune était irrémédiablement convaincue d’avoir raison. Avec les années, cette bataille amicale avait finalement renforcé leurs liens, mais lorsqu’elles se voyaient chacune parlait de son coquillage et elles se charriaient en permanence. Il va de soi que les garçons ne résistaient pas longtemps à cette passion croisée. Julie et Joëlle étaient toujours célibataires, à presque trente ans maintenant. Elles ne prenaient pas spécialement soin d’elles d’ailleurs. Ca ne les intéressait pas. Pourtant elles étaient belles toutes les deux.

Julie travaillait dans un laboratoire au sein d’une des plus grandes universités et elle était reconnue et respectée comme la plus grande spécialiste des huîtres au monde. Elle connaissait tout de leur biologie, de leur histoire, de leur gastronomie, de leurs maladies, de leurs perles et de leurs sexualité. Les huîtres l’avait rendu célèbre. Julie travaillait dur et était souvent appelée pour des conférences ou des expertises aux quatre coins du monde. Joëlle aussi était une spécialiste des moules, mais elle n’était pas la seule et sa renommée était moins grande. Elle travaillait dans le laboratoire voisin.

Ce lundi-là, deux choses arrivèrent simultanément.

Julie reçut un courriel et un billet d’avion pour participer à un important Sommet politique sur l’avenir des coquillages au Japon : elle devait y parler dans 48 heures et son départ était prévu ce soir-même. La crise qu’elle anticipait depuis des années venait d’éclater entre les grandes puissances et son expertise était requise en urgence. Julie était à la fois inquiète et vibrante d’excitation. Elle allait pouvoir parler devant un parterre de décideurs et faire passer les idées qu’elle défendait depuis si longtemps. Elle se précipita dans le labo de Joëlle pour lui dire et c’est alors que...

Joëlle annonça à Julie qu’elle avait rencontré un garçon ce samedi et qu’était folle amoureuse. Ils avaient décidé de se marier et Joëlle arrêtait son travail pour partir avec lui au bout du monde. Elle s’occuperait peut-être de moules de temps en temps, mais ce n’était clairement plus sa priorité. Julie fut surprise et un peu déçue. Au fond d’elle-même elle savait qu’elle était plus forte que Joëlle et elle comprenait qu’on puisse faire un jour le tour des moules, car ce n’était pas des coquillages très intéressants, mais elle eut quand même un pincement au coeur. Joëlle lui annonça qu’elle partait le soir même.

Les deux amies eurent à peine le temps de se dire au revoir, chacune n’écoutant que sa propre petite musique. La nouvelle passion de Joëlle semblait encore plus forte que celle d’avant et Julie pensait déjà à son futur discours. Aucune des deux n’écouta vraiment l’autre. Elles se connaissaient depuis vingt ans, mais elles se séparèrent ce matin là comme si elles étaient de simples collègues.

Dans l’avion, Julie repensa un instant à ces bizarres adieux. Elle connaissait la supériorité de l’huître sous la moule, mais elle ne comprenait pas son (ancienne) amie. Secrètement, elle avait toujours espéré que Joëlle comprenne son erreur et vienne travailler avec elle sur les huîtres. Et voici que maintenant elle avait tout plaqué pour un garçon !!! Joëlle était donc une femme bien faible. Et Julie se félicita d’être une forte femme. Elle ne décevrait pas les huîtres, et sur ces pensées, elle se replongea dans son exposé.

A l’aéroport, une superbe limousine l’attendait et l’emmena tout de suite dans une belle maison traditionnelle, avec son jardin clos. Elle devait s’y reposer quelques heures avant de rejoindre le palais des congrès. Mais Julie n’était pas fatiguée, elle avait dormi comme une huître dans l’avion. Elle choisit de se promener dans le jardin et s’assit sur un petit banc au bord de l’eau. Elle regarda quelques instants les papillons voler autour d’elle et repéra très vite un superbe papillon bleu, comme ses yeux. Il volait majestueusement et battait lentement des ailes. On aurait dit un lent battement de cils. Julie adorait tous les animaux, certes moins que les huîtres, mais elle pouvait rester des heures à les contempler. Ce papillon était vraiment très beau.

Le papillon vint se poser sur le bout de ses doigts et elle s’amusa à battre des cils en même temps que lui. En quelques battements, Julie et le papillon furent parfaitement synchronisés. Le papillon s’envola et Julie le suivit des yeux en continuant à battre des cils. C’est à ce moment qu’elle le vit. L’homme debout sur le pont la regardait. Il semblait fasciné par ce duo avec le papillon.

Il lui sourit et elle arrêta de battre des cils. Il avait les yeux couleur du papillon et elle ne vit que ces yeux. Elle repensa à cette histoire idiote d’une battement d’ailes d’un papillon qui pouvait déclencher un ouragan à l’autre bout du monde. Elle se sentit tout d’un coup prise dans l’oeil d’un cyclone, parfaitement au calme et pourtant entourée d’une violence extrême, au loin. Ils étaient deux ici. Le papillon avait disparu. Tout disparaissait en elle, sauf ce regard. Les huîtres aussi disparaissaient. Les huîtres étaient l’une des merveilles du monde, mais les huîtres n’avaient pas d’yeux. Et surtout pas ces yeux-ci. Julie regarda encore un peu, puis quelque chose se brisa et elle s’évanouit.

Lorsqu’elle se réveilla elle était étendue sur un futon dans une belle chambre de bois et de papier. Elle était seule. A côté du lit, un vase plein de perles de toutes tailles et de toutes les couleurs était posé. Julie regarda ces perles comme elle n’avait jamais regardé de perles auparavant. Elle n’y vit que leur beauté. Julie se leva, plongea sa main dans le vase pour sentir la douceur des perles sur sa peau. Elle se déshabilla et alla rejoindre l’homme qu’elle savait être sur le petit banc, près de l’eau, au milieu de ce jardin qui était le sien maintenant. Elle le savait. Elle ne pensait plus à rien d’autre. Oubliées les huîtres. Elle ne pensait plus qu’au bleu de ses yeux. Et quand elle le vit, l’éclat de ses yeux était encore plus beau que dans son souvenir.

Jamais Julie ne sut pourquoi elle avait été là à ce moment précis. Jamais elle ne se douta que les deux frères qui avaient vu Julie et Joëlle dans un congrès étaient tombés fous amoureux d’elles en un instant. Et quand bien même, Julie n’y aurait attaché aucune importance. Seul comptait cet homme. Julie ne revint jamais dans son université, mais à chaque fois qu’ils étaient réunis tous les quatre, ils dégustaient de grands plateaux de fruits de mer, avec des sourires complices.

Julie et Joëlle ont lancé ensemble une chaine de restaurants, de bijoux et de produits de beauté, « les reines des mers », et elles sont devenues des célébrités, au Japon et dans le monde entier. On y sert des huîtres et des moules, entre autres, préparées ou stylisées de manière exquise. Personne ne peut déterminer lesquelles sont les meilleures, et Joëlle et Julie s’en moquent.




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