dimanche 27 avril 2014

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle Trente et Hune

Kwak était un cloturien normal. Il possédait un navire et un bon équipage de glorgs aguerris. Sa réputation était établie et il n'avait peur de personne. Depuis le Renouveau les batailles étaient devenues très rares et Kwak passait l'essentiel de son temps à paresser en haut du mât pendant que les glorgs ramaient. Les mers étaient toujours belles en cette saison et tous les capitaines avaient aménagé une pièce confortable en haut de leur mât pour profiter du vent. Kwak avait du goût et son repaire était très confortable.

Kwak avait une passion. Il adorait la magie et s'entraînait dès qu'il le pouvait. Sa sacoche remplie de livres de magie et d'accessoires utiles à tout magicien ne le quittait jamais. Il était particulièrement fier de son petit flacon magique. Ce n'était qu'un tout petit flacon mais il contenait des milliers de litres de saumure qui avaient acquis des propriétés extraordinaires depuis des milliers d'années, grâce au champignon qu'il contenait et qui restait toujours au centre, quel que soit son orientation. Il avait conquis ce flacon des années auparavant lors d'une bataille incertaine jusqu'au bout. Il se demandait encore comment son ancien propriétaire avait pu perdre cette bataille tout en possédant un tel objet. Peut-être n’avait-il pas eu de chance ? En tous cas, lui, il comptait bien profiter au maximum des pouvoirs du flacon et le garder indéfiniment.

Ce matin-là, Kwak était en train de lire un chapitre sur les sorts blancs lorsqu'il sentit le coup de vent. Il eut la présence d'esprit de tout remettre dans la sacoche, de se l'accrocher solidement et de s'attacher lui-même en haut du mât. Les coups de vent étaient fréquents sur les mers et tous les capitaines savaient y faire face. Son équipage savait quoi faire et Kwak se contenta de vérifier que toutes les dispositions avaient été prises en bas, avant de profiter du spectacle. Les poètes avaient souvent chanté la beauté des tempêtes marines. Celle-ci promettait d'être particulièrement belle et forte. Kwak n'était pas inquiet. De mémoire de Clote jamais un navire n'avait été mis en danger par une tempête, car la magie les protégeait.

Kwak ouvrit grand ses yeux et regarda la tempête venir. Il surveillait particulièrement l'œil de la tempête, ce grand tunnel noir qui balayait tout sur son passage. Il suffisait d'écarter le navire un peu sur bâbord et il n'y aurait aucun danger. L'œil passerait loin. Kwak eut un sourire et leva la main pour guider le navire. C'est à ce moment que les choses se gâtèrent. Son doigt était coincé dans la boucle de la sacoche. Kwak eut à peine le temps de regarder son équipage en bas que le navire se coucha. L'œil de la tempête frôla le navire sans le toucher. Seul le haut du mât était sur son passage.

Un instant plus tard la tempête était terminée. Le navire avait repris sa position normale. Kwak poussa un soupir de soulagement et réussit enfin à dégager son doigt. Son navire était sauf et il le vit s'éloigner tranquillement sur une mer redevenue calme. S'éloigner, pensa-t-il soudainement ? Mais ce n'était pas possible. S'éloigner ?

C'est à ce moment que Kwak réalisa qu'il n'était plus sur son navire. Il était seul, en train de flotter dans l'air, sans aucun bruit. On aurait dit que la nuit était également en train de tomber car tout devenait noir très rapidement. En quelques instants Kwak se retrouva tout seul en train de flotter, sans aucune sensation. Il pouvait juste sentir la sacoche contre lui et il réalisa qu'il avait dû être capturé par l'œil. Jamais il n'avait entendu parler d'une telle histoire... Et il avait fallu que cela tombe sur lui !

Kwak ne voyait rien et ne sentait même pas le temps passer. Il essaya bien de lancer un ou deux sorts mais rien ne traversait le noir qui l’entourait. Au bout d’un certain temps, non mesurable, Kwak décida d’y aller avec les grands moyens. Il prit le flacon dans la sacoche, le cala bien dans la main gauche et commença à dévisser le bouchon avec la main droite, celle qui avait été coincée au mauvais moment. Il savait que le flacon contenait bien plus de saumure que ce qu’il pouvait en contenir et que ce liquide ne pouvait sortir du flacon sans injonction magique. Lorsque le bouchon eut disparu, Kak plongea le doigt puis la main dans le flacon. Très vite il se sentit complètement immergé dans le flacon qui tenait pourtant habituellement dans une poche. Il nagea vers le champignon qui luisait faiblement au loin. Il eut l’impression de mettre des heures à le rejoindre mais il réussit à l’atteinte et à le toucher du doigt.

En un instant Kwak se retrouva  dans un tourbillon de vents et dut fermer les yeux. Il était secoué comme un grobayer. Puis tout se calma. Kwak ouvrit les yeux. Il était entier, sa sacoche toujours à ses côtés. le flacon était refermé et semblait intact. Kwak le remit dans la sacoche et commença à regarder autour de lui.

Il était entouré d’algues énormes, beaucoup plus grandes que lui, avec des troncs impressionnants et qui semblait surgir du sol. Sous ses pieds en effet il n’y avait pas un bateau, ni même la mer, mais une surface étrange, grise et dure. Il était assis sur un siège vert foncé planté dans ce sol qui sentait mauvais. Il était seul et regarda encore une fois ses pieds. Ils semblaient avoir disparu. Ils étaient enfermés dans des objets noirs et brillants, avec des ficelles noires pour les attacher, au lieu d’être comme d’habitude à l’air libre pour profiter des racines avec la mer. Très étonné, Kwak regarda ensuite le reste de ses vêtements. Au lieu des couleurs habituelles et des dorures propres à son rang, il avait des habits gris foncé sans aucun apparat, et portait même autour du cou une sorte de corde colorée, nouée de manière simpliste et sans aucune élégance.

Kwak se leva et rajusta sa sacoche, toujours identique à elle-même, elle. Il huma l’air et se dirigea vers l’endroit où il sentait une odeur familière, différente de l’odeur épouvantable qui régnait autour de lui. Il ne savait pas où il était mais il sentait que c'était le matin. Il pensa qu’il était mort et en enfer, l’enfer des mauvais capitaines qui n’avaient pas su conquérir la mer. Mais il ne sentait pas mort. Il marcha, d’un pas mal assuré sur ce sol gris qui ne bougeait pas comme lui et au bout de quelques dizaines de mètres dans ce paysage onirique, se retrouva à la source de l’odeur. Une petite mer circulaire, comme enfermée dans un océan de sol gris, avec une barrière blanche autour. Il sut alors qu’il avait quitté son monde. Il y avait bien quelques petites îles sur Clote, mais il n’y était jamais allé car elles étaient maudites. Tout se passait comme si ce monde était le négatif de Clote : un océan de sol gris au milieu duquel flottaient quelques petites mers rondes.

C’était une vue révulsante et Kwak dut s’asseoir sur un autre siège vert foncé qui était placé à côté de la petite mer. Après quelques instants de panique, il réussit à se calmer. Il se leva et trempa sa main dans la mer. La texture de cette mer ressemblait à ce qu’il connaissait, mais elle semblait comme morte. Kwak retira vite sa main et regarda cet avorton de mer avec tristesse. Quel cauchemar ! Quel monde maudit ! Comment pouvait-on survivre, même de manière temporaire, dans un lieu si gris et triste ? Il voyait bien quelques oiseaux au loin, mais il étaient gris et bougeaient la tête de manière bizarre.

Kwak était un homme d’action. Il réfléchit à peine et décida de sauver cette mer. Il reprit le flacon, l’ouvrit et jeta un peu de saumure dans la mer circulaire. Puis il attendit. Il savait que la mer devait digérer la saumure. Lorsqu’il vit naître la phosphorescence habituelle de la mer, de ses mers, il leva le doigt et jeta son sort.

La mer circulaire se comporta de la manière qu’il attendait. Elle changea de couleur et se mit à gonfler. En quelques instants elle sortit de sa prison et se mit à inonder le sol gris qui devenait scintillant à son contact. Kwak était aux anges. Bientôt le sol disparut sous la mer, ainsi que les grandes algues bizarres qui avaient à peine survécu à l’air libre et qui semblaient enfin s’épanouir au contact de la vraie mer.

Lorsque presque plus rien n’émergea autour de lui, Kwak se mit à nager. Il sentait ses forces revenir au contact de la mer. Il avait eu un peu de mal à se débarrasser de ces vêtements bizarres, mais maintenant tout allait bien. Il ne voyait plus aucune trace d’eux, ni de rien d’autre d’ailleurs, sauf peut-être une tour bizarre qui émergeait encore au loin. Seulement la mer. Il nageait nu dans la mer, la vraie, la seule, et il reconnaissait le petit picotement sur ses écailles. Le ciel changea de couleur et devint vert, comme il se devait. Kwak sut alors qu’il venait de rendre à ce monde sa beauté originelle. Il ne savait pas qui en étaient les habitants avant mais cela n’avait plus d’importance maintenant. Ils devaient tous être morts et toutes leurs constructions bizarres devaient être en train de finir de se dissoudre dans la mer. Même la tour était en train d’être engloutie. Il devait s’agit de la plus haute des « constructions » étrangères et elle n’allait pas tarder à disparaître. Il n’avait plus qu’à attendre un peu. Il savait que d’ici quelles moments apparaitraient autour de lui les premiers glorgs, ces créatures de la mer qui l’aideraient à construire son navire. Le premier et le plus beau de tous les navires de ce monde étrange.

Kwak n’avait aucune nostalgie pour son ancien monde. Il savait maintenant quelle était sa mission. Il devait attendre une prochaine tempête et essayer de se glisser dans l’oeil pour être projeté sur un autre monde, afin de le rendre lui aussi à son état originel. Kwak se sentait comme un prophète, comme un champignon qui se répandait à travers les mondes. Il nagea vers la tour. Et c’est là qu’il la vit. Elle. Toute seule. En haut de cette tour qui allait disparaître. Elle avait l’air belle et l’appelait, dans une langue qu’il ne comprenait pas. Kwak la regarda un instant. Elle était vraiment belle.

Mais il n’avait pas besoin de compagne pour se reproduire. Il fit demi-tour et vit à peine la tour et elle disparaitre. Les premiers glorgs étaient en effet déjà en train de surgir de la mer. Kwak leur sourit.


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