dimanche 29 juin 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle quarantaine

Jil-Ak était très excité ce matin-là. C’était le grand jour. Après des années passées à être entouré de laideur il allait enfin entrer dans le monde de la beauté. Comme tous les adolescents il trouvait le temps long et plus la date s’était approchée plus il avait eu l’impression que le temps était comme un fleuve de mélasse qui ne coulait presque plus.

C’était évidemment le sujet de conversation principal entre eux, les jeunes. Jil-Ak savait qu’il était au fond de lui un artiste, et il ne pouvait plus supporter toute cette laideur. Les autres y arrivaient un peu, mais pour lui c’était un supplice quotidien. Le monde autour de lui était plein de sensations agressives. Surtout pour ses yeux. Les couleurs étaient horribles, les paysages et les bâtiments laids à hurler plus fort qu’un ouargle, et les autres personnes étaient à vomir.

Jil-Ak n’avait jamais compris pourquoi on devait laisser les enfants confrontés aussi longtemps à tant de laideur. Ses professeurs et ses camarades plus scientifiques que lui, avaient pourtant longuement expliqué que l’aura ne pouvait pas apparaître avant que certaines conditions soient remplies. Et ces conditions demandaient du temps. L’aura touchait à toutes les parties du corps et de l’âme. Elle recouvrait tous les sens. Depuis l’aube des temps, les jeunes ne pouvaient être préparés avant leur quinzième anniversaire.

Jil-Ak trouvait cela injuste. Il savait au fond de lui qu’il avait mûri plus vite que les autres et qu’il était déjà prêt pour le grand jour. Chaque matin depuis presque un an, il s’était levé avec cette certitude. Et pourtant il devait attendre, encore et toujours. Quelques-uns de ses camarades avaient célébré leur entrée dans la beauté avant lui, et il était jaloux d’eux.

Mais ce matin, c’était son anniversaire et il savait que c’était enfin son tour. Il s’habilla n’importe comment comme d’habitude, ne cherchant pas à faire moins laid que les autres jours. De toutes façons, la laideur était tellement immense et répandue que même quelque chose de moins laid n’aurait pas réussi à surnager dans cet océan d’horreur. Jil-Ak sortit de sa chambre anonyme dont les murs ressemblaient à une soupe pourrie tachée de marrons et de gris, et il décida d’aller marcher une dernière fois dans la cour du pensionnat avant de rejoindre la salle des cérémonies. Il avait encore quelques heures à tirer et cela ne servait à rien de se morfondre seul. Peut-être même pourrait-il trouver la beauté encore plus belle s’il se plongeait dans la laideur jusqu’au dernier moment.

En arrivant dans le jardin, Jil-Ak retrouva quelques autres jeunes comme lui. Tous étaient désoeuvrés et tristes. Des adolescents normaux. Jil-Ak marcha vers le bassin central et s’assit sur le bord. De temps en temps il se demandait s’il était normal. Eprouver un tel plaisir malsain à voir la laideur, à l’examiner même, lui semblait bizarre. Son professeur lui avait expliqué que c’était parce qu’il cherchait partout des signes de beauté, comme tous les artistes, même dans les profondeurs les plus obscures de la laideur. Jil-Ak s’était alors persuadé lui-même qu’il serait un grand artiste, puisque c’était un comportement très puissant pour lui.

Jil-Ak était assis en train de regarder un arbre (moche, torturé et plat évidemment) lorsqu’il vit la fille littéralement surgir de derrière l’arbre. Il ne l’avait jamais vue. Elle était laide évidemment mais elle troubla Jil-Ak. Elle le regarda et s’arrêta brusquement, visiblement surprise elle aussi. Le temps avait cessé de couler. Jil-Ak se leva et avança lentement vers la fille qui se remit à marcher vers lui.

Ils étaient maintenant l’un en face de l’autre, tout près. Ils savaient que la distance minimale à respecter en toutes circonstances était de deux mètres, tant qu’on était jeune, mais aucun ne sembla surpris de cette violation d’une des règles les plus ancrées dans leur cerveau. Leurs yeux étaient vissés les uns 
aux autres. Jil-Ak sentait sa tête exploser. Tout tournait, comme une vis sans fin. Il voyait en face de lui des yeux vivants qui étaient en même temps la plus belle chose qu’il ait jamais vue. Il ne dit rien et elle non plus. Ils restèrent là, immobiles et pourtant profondément émus. Jil-Ak ne comprenait pas comment il pouvait voir quelque chose de beau, sans que son aura soit apparue. C’était contraire à tous les enseignements reçus. Et pourtant, les yeux qu’il regardait étaient magnifiques. Si le monde avait cessé d’exister en cette seconde, Jil-Ak aurait continué à les voir. Et il savait aussi que la fille pensait la même chose.

Rien ne bougeait plus autour d’eux. Jil-Ak souriait et la fille aussi.

Ni l’un ni l’autre ne sentirent quand on les endormit avec des pistolets paralysants. Ni l’un ni l’autre ne surent qu’on les emportait à l’infirmerie. Ni l’un ni l’autre n’entendirent la conversation suivante entre le directeur du pensionnat et le docteur responsable de la cérémonie de l’aura.

- Et maintenant, on fait quoi ? demanda le directeur
- Ca ne s’est jamais produit. Personne ne peut voir la beauté avant d’avoir l’aura, répondit le docteur
- Est-ce qu’ils ont vu la beauté ?
- Certainement, dit le docteur. Mais moi je ne la vois pas. L’aura ne la voit pas.
- Mais c’est impossible, dit d’un air affolé le directeur. Seule l’aura permet de voir la beauté. Depuis des millénaires, c’est seulement quand on ôte la vue aux jeunes que l’aura apparait et qu’ils peuvent voir la beauté du monde !
- Oui c’est impossible dit lentement le docteur. A moins…
- A moins que quoi ?

Le docteur restait silencieux. Puis il se tourna vers les deux jeunes. Ils n’avaient pas d’aura,mais ils avaient vu la beauté, c’était certain. Leurs attitudes ne laissaient de place à aucun doute.
- A moins que la beauté existe indépendamment de l’aura ? dit le docteur, surpris lui-même de pouvoir dire une telle hérésie.
Le directeur était un haut fonctionnaire parfaitement conscient de son devoir. Entendre une hérésie ne permettait qu’une seule réaction possible : il sortit son pistolet et tua net le docteur, puis se suicida.

Lorsque Jil-Ak et la fille se réveillèrent, ils étaient seuls. Ils se regardèrent, se touchèrent et s’embrassèrent. Et la beauté se répandit dans le monde autour d’eux. Et le monde prit des couleurs chatoyantes. Et les auras s’éteignirent et toutes les personnes de plus de quinze ans devinrent réellement et complètement aveugles, tandis que tous les jeunes découvrirent la beauté du monde.

Jil-Ak et la fille ne le savaient pas encore, mais ils venaient de changer le monde. C’était sans importance pour eux. Seuls comptaient les yeux de l’autre.

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