dimanche 6 juillet 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle 41° de fièvre

Julio était un peintre minable. Il arrivait à survivre en vendant des portraits bâclés à des touristes japonais, mais c’était tout juste. Par rapport à d’autres peintres minables il ne devait son très relatif succès qu’à trois choses : son nom, car Julio sonnait bien, et bien mieux qu’Albert son vrai prénom ; son apparence très étudiée de peintre maudit avec moustache, cheveux longs et veste usée mais propre ; et le fait qu’il savait un peu peindre et pas seulement repasser sur des tableaux déjà peints et téléchargés sur le web. Julio adorait peindre, pourtant.

De temps en temps, il réussissait à gagner un peu plus d’argent et pouvait s’acheter quelques tubes de vraie peinture et une toile. Il en profitait pour peindre des tableaux à lui. Mais personne n’avait jamais voulu les acheter. Il peignait toujours la même femme sans la connaître. Des visages et des visages, sous tous les angles, et une fois un grand portrait en pied. Et personne ne s’intéressait à ses aplats froids et minéraux. La plupart du temps, les personnes qui voyaient ses peintures détournaient très vite les yeux sans rien dire. Ses deux amis, ses deux seuls amis, avaient souvent essayé de le dissuader ou de le pousser à peindre d’autres sujets, mais Julio était entêté. Il voyait bien que ces tableaux étaient ratés mais il lui semblait qu’il ne leur manquait presque rien pour devenir des chefs d’oeuvre.

Tout a commencé un matin, début février. Il faisait froid et Julio avait quelques billets. Il avait le choix entre se chauffer et commencer un nouveau tableau. Julio ne réfléchit pas et alla acheter ses fournitures chez le marchand de couleurs habituel. C’est en sortant ce matin-là qu’il prit froid. Il mourut en trois jours, seul dans sa chambre, sans pouvoir se soigner. Dans les dernier moments il avait tellement de fièvre qu’il délirait. Mais personne ne vint l’aider.

Quand il expira, le silence tomba brutalement dans sa chambre. Julio avait installé tous ses tableaux autour de son lit, pour bien les voir jusqu’au dernier moment. Et tous les visages de cette femme étaient tournés vers lui.

Quand la femme fut bien certaine qu’il était parti, elle s’extirpa du grand portrait en pied à côté de la fenêtre et ouvrit cette dernière pour aérer. Puis elle prit tour à tour chacune des toiles, la regarda bien face et l’absorba. A tour de rôle, chaque toile redevenait vierge et à chaque fois la femme prenait des couleurs. Elle passa ainsi des bleus sombres et des violets à des jaunes et à des rouges puissants. Quand elle eût vidé toutes les toiles, elle se regarda dans le miroir. Elle était incroyablement belle, d’une beauté difficile à contempler plus de quelques secondes. Elle se retourna vers le cadavre de Julio et lui sourit, puis elle prit le pinceau de Julio et installa une toile sur le chevalet. Elle n’eut aucun mal à peindre. Elle se peignait elle-même comme dans un miroir. Les couleurs des tableaux étaient tellement chaudes que la toile ressemblait à un feu. Son visage sortait de la toile comme une flamme vivante qu’on pouvait presque voir onduler. Et la toile était chaude.

La femme peignit toute la nuit. Elle allait vite et chaque tableau était plein de feu et de son visage. Elle réserva la grande toile pour la fin. Il n’y avait plus de peinture. Alors elle entra dans la toile et s’y installa dans une position impossible, droite et courbe à la fois, fière et aimante, de feu et de glace, allumeuse et émouvante. Son dernier geste fut un baiser pour Julio.

La femme au baiser, que tout le monde connait, est un tableau qui ne laisse personne indifférent. Tous les tableaux de Julio ont été dispersés dans les collections de richissimes mécènes à travers le monde, mais le tableau en pied trône dans la plus belle salle du Musée National. Il règne dans cette salle une douce chaleur tout au long de l’année, quelle que soit la saison, et tous ceux qui viennent voir ce portrait repartent enchantés. Il y a le portrait et une petite vitrine avec quelques souvenirs de Julio. Personne ne connait l’histoire véritable de Julio telle que je vous l’ai racontée. Et de toutes façons, personne ne s’y intéresse. Seule compte la femme et la flamme qui se mélangent sous nos yeux. Julio est mort maintenant depuis longtemps et sa vie est devenue un mythe. Cette histoire n’est peut-être qu’une version du mythe… mais c’est la vraie, foi de pinceau.

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