mardi 3 février 2015

Brûler le passé ou s'en inspirer ?

C'est peut-être déjà l'époque des bacs blancs de philo, mais la question posée est bien une question d'actualité, qui touche à la fois la liberté d'expression, le devoir de mémoire et le respect du futur.

Dans l'actualité, on apprend - même si une confirmation officielle est encore à venir - que les extrémistes de Daesh auraient détruit des milliers d'ouvrages volés dans les plus grandes bibliothèques de Mossoul, au coeur de la région Kurde qui focalise beaucoup de leurs efforts en ce moment. Et pas n'importe quels ouvrages, mais en gros tout ce qui n'est pas ouvrage "certifié" sur l'Islam, dont certains manuscrits datant de plusieurs milliers d'années avant le prophète qui a précédé l'autre (c'est à dire Jésus). La position connue des djihadistes est que tout ce qui ne parle pas de Dieu à travers de l'Islam est impie et doit donc être détruit. On a déjà vu d'autres extrémistes, les talibans par exemple, s'attaquer frontalement à la fois à la culture à travers les écrits - et les dessins - mais aussi les sculptures. Quand on croit à quelque chose, il est toujours plus simple de détruire tout ce qui est autre, puisque l'Histoire est toujours écrite par les vainqueurs... jusqu'à ce que d'autres vainqueurs viennent ré-écrire l'Histoire. Et de tuer les auteurs tant qu'à faire.

Les dictatures ont toujours détesté les livres et engendré de monstrueux autodafés. Les religions également. Rappelons que le mot autodafé remonte à l'inquisition catholique ("acte de foi" en portugais pour brûler les hérétiques et leurs livres, c'est-à-dire tous les livres issus d'autres religions que la sienne). Il a fallu pas mal de siècles à l'Europe chrétienne pour bannir ces comportements avec des rechutes à chaque dictature, du nazisme au franquisme, en passant par des extrémismes de tous bords qui croient ainsi affirmer leur grandeur mais qui ne font qu'imiter des chiens qui marquent leur territoire en pissant partout... Et encore, les chiens ne détruisent pas, ils marquent simplement.

Je rapprocherais cela de la course actuelle pour rechercher des contenus anciens qui donnent du sens, à notre époque pleine de médias et de moyens de les conserver et de les partager. S'inspirer du passé est une tendance lourde, peut-être caractéristique d'un monde où la création pure a du mal à émerger sans financements novateurs dans un fatras de fausses bonnes idées. Prenez par exemple l'un des textes les plus connus de la culture chinoise, l'Art de la Guerre de Sun Tzu (texte brut ici), avec ses treize articles pour vous aider à élaborer et à mettre en oeuvre votre stratégie et vos tactiques militaires. Ce texte a fait l'objet de centaines milliers d'analyses, d'adaptations à d'autres contextes, comme s'il détenait une vérité absolue transposable dans des situations qui n'ont plus rien à voir avec la guerre, et ce depuis des siècles.

Aujourd'hui parait par exemple le premier article d'une série (de treize, évidemment) sur l'adéquation des principes de ce livre à la création de contenu (sur Internet). C'est évidemment le grand écart en apparence entre la sagesse millénaire chinoise et le monde virtuel de demain, la guerre et l'Internet. Cela peut apparaitre comme un exercice stérile. Mais si on y réfléchit un peu, cela fait sens. Et la grille d'analyse que proposait Sun Tzu à ses contemporains est encore utile aujourd'hui, même s'il faut savoir s'en écarter quand c'est nécessaire. Tout n'est pas guerre, mais le mot stratégie a envahi toutes les bouches et même ceux qui prônent la transparence absolue n'oublient pas de défendre en toute discrétion leurs intérêts propres. On a vu, sur l'Internet, que même chez les combattants pour plus de transparence, il y avait des stratégies de mouvement et des opportunités d'attaques, puisqu'on ne s'attaque pas à des "géants" sans un minimum d'armes. Ces quelques mots prouvent en tous cas que la dynamique de la guerre a envahi la pensée moderne dans beaucoup de domaines.

Sun Tzu n'a que 2500 ans, une paille à côté de certains manuscrits de Mossoul pas loin du Tigre et de l'Euphrate. C'est simplement un exemple. Mais également un exemple de "bonnes pratiques" - conservation, analyse, diffusion - qui s'oppose aux mauvaises pratiques inefficaces et malveillantes de ceux qui visent à brûler ce qu'ils n'approuvent pas. Pas besoin de crier à la guerre de civilisation ou au retour des barbares ! Juste à la bêtise des ignares dans un monde où le succès vient de la connaissance et de son partage. Le succès oui. Le succès du monde lui-même et de ceux qui le peuplent. Nous.

On disait pendant les guerres tribales que tuer un vieil homme c'était un peu comme brûler une bibliothèque, ce qui est toujours vrai surtout dans les cultures orales. Le patrimoine prend toutes les formes mais certaines se "conservent" mieux que d'autres.

On devrait maintenant dire que brûler une bibliothèque c'est un peu comme tuer nos enfants et toutes les générations futures. Que ces bibliothèques soient en papier, en virtuel ou dans nos consciences.

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