dimanche 1 mars 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle fois sans tous

Robert se baissa. Ce plant n’allait pas bien. C’était le troisième depuis le matin. Ce n’était pas assez pour déclarer malade ses choux et commencer à tout traiter. Mais c’était inquiétant. Il ne comprenait pas pourquoi ces trois choux étaient attaqués et aucun de leurs voisins. C’était somme si quelque gouttes de maladie étaient tombées du ciel à des endroits très précis. Rien qui ressemblât aux maladies ou autres vermines habituelles.

Robert commença par enlever juste les feuilles abîmées en les mettant soigneusement dans le sac qu’il avait apporté exprès. Il ôta beaucoup de feuilles mais quand il se releva le chou avait l’air sain. La première fois qu’il avait aperçu le phénomène, la semaine d’avant, il avait simplement arraché le chou et continué son inspection. Mais le lendemain tous les choux voisins étaient atteints et deux jours après il avait dû détruire tout son champ. C’était incompréhensible. Le spécialiste agronome avait promis de passer mais pas tout de suite. C’est lui qui avait conseillé de n’arracher que les feuilles malades en laissant le chou en place.

Robert jeta un regard sur le champ voisin. Son fils y travaillait depuis le matin. A cette distance il ne pouvait pas voir si son sac était plus rempli que le sien. Ils allaient devoir attendre la pause de midi pour échanger leurs impressions sur cette étrange épidémie si localisée.

Son fils avait quand même de la prestance. Il avançait avec des mouvements harmonieux, et ses bottes donnaient l’impression qu’il glissait sur la terre. Il avait du mal à le reconnaître. Il avait tellement changé récemment. Robert était fier de son fils. L’exploitation familiale avait bien besoin d’un homme plus jeune que lui.

Ce matin au petit déjeuner, son fils lui avait souri et Robert avait failli le prendre dans ses bras. Mais Robert ne faisait pas des choses comme ça. Il venait d’une famille très stricte et jamais il ne se serait permis un tel geste d’affection. Même sa femme qui avait été élevée par un père encore plus dur que le sien ne se le permettait pas. Il le regrettait parfois, surtout en face d’un fils aussi attachant. Il profitait simplement de leurs moments ensemble, en allant à pied vers leurs champs, ou pendant leurs pauses. Sauf que ce matin son fils avait été retenu pour réparer une porte. C’est tout seul que Robert avait marché jusqu’aux champs. Son fils n’était arrivé qu’une heure après et il n’avait pu que le saluer de loin.

C’était étrange, cette façon de marcher dans le champ, se dit Robert. On dirait qu’il est plus grand que d’habitude. Plus droit aussi.

Robert replongea dans sa rangée de choux et plus rien n’eut d’importance. Lorsque le clocher du village sonna midi, il n’était pas loin de l’arbre entre les deux champs. A force d’habitude, il sentait l’heure et se débrouillait toujours pour adapter son itinéraire. Robert s’installa sous l’arbre et commença à déballer son casse-croûte. Il n’avait pas trouvé d’autre chou abîmé. La récolte serait donc belle. Entre cette bonne nouvelle, le plaisir du déjeuner et l’envie de voir son fils, il avait un sourire d’enfant. Lorsqu’il entendit des pas derrière lui, il essaya de reprendre une mine sérieuse et lança à son fils « Alors tu as vu combien de choux malades ? »

Le bruit de bottes s’arrêta. Puis une voix demanda « Robert ? »...

Robert se retourna. L’homme qui était debout derrière lui n’était pas son fils et pourtant il lui ressemblait furieusement. Il était plus grand, plus mince, plus élégant. Il portait des bottes immaculées et un chapeau de seigneur. Robert regarda rapidement tout autour de lui. Il n’y avait personne d’autre et surtout pas dans leurs deux champs. C’était bien l’homme qu’il avait vu toute la matinée dans l’autre champ en croyant voir son fils.

Robert se leva et demanda les yeux écarquillés  « Mais qui êtes-vous ? »
- Robert ? répondit l’inconnu
- On se connaît ? poursuivit Robert en reculant d’un pas.
- Robert c’est toi ?
- Oui c’est moi Robert, et vous vous êtes qui ? Où est mon fils ?
- Tu as un fils ? demanda l’inconnu avec un éclat soudain dans les yeux.
- Oui j’ai un fils. Où est-il ? Et qui êtes vous à la fin ?

L’homme regarda Robert. Comme s’il le déshabillait, il le scruta des pieds à la tête. Robert ne bougeait pas. Il se sentait à la fois très en colère et subjugué par cet inconnu. Robert avait presque l’impression que le temps s’était arrêté autour d’eux.

L’homme parla. Robert écoutait fasciné, sans pouvoir bouger.

Puis l’homme repartit sans se retourner ni attendre de réponse. Robert se laissa tomber par terre. Il s’adossa à l’arbre et ferma les yeux. Ce n’était pas possible. C’était même complètement impossible. Il avait dû halluciner. Le soleil certainement. Il faudrait qu’il fasse plus attention à lui désormais. Robert avala mécaniquement une tranche de jambon et une rasade de vin. Puis il rassembla ses affaires et reprit le chemin de la ferme. Bien plus tôt que d’habitude.

Quand Robert arriva à la ferme, son fils l’attendait avec sa fossette habituelle. Quand il lui demanda "Alors papa déjà là ? Tu en as trouvé combien aujourd’hui ? Excuse-moi je n’ai pas pu venir il y avait trop de choses à réparer ici », son fils avait l’air le plus naturel du monde. Robert grommela quelque chose et laissa tomber deux sacs par terre. Puis il rentra dans la cuisine voir sa femme. Il entendit à peine son fils lui dire « Tu en as trouvé une dizaine ? Ola, ça empire ! »

Robert s’assit à la table et regarda sa femme. Elle était si belle. Et son fils lui ressemblait tellement. Robert la regarda, mais ne dit rien. Il n’avait pas le courage. Il se contenta de l'admirer. Elle aussi ressemblait beaucoup à son père, son père à elle. Son père mort à la guerre. Son père disparu alors qu’ils étaient tous les deux adolescents et déjà promis l’un à l’autre de toute évidence. Son père qui avait créé la ferme et qui l’avait étendue en achetant champ après champ.

Robert se prit la tête dans les mains. Sa femme lui servit le café, le regarda et lui posa un baiser sur le front. Robert ne bougea pas. Il ne pouvait pas lui raconter sa rencontre avec son père, à elle. Il ne voulait pas lui dire. Cela n’aurait servi à rien. Il décida simplement d’agir. Une heure après, Robert emmenait sa famille à la ville. Le soir même ils prenaient l’avion pour le bout du monde. Robert ne leur donna jamais d’explication.

C’est comme cela qu'ils furent épargnés par l’épidémie née dans ses champs et qui se répandit sur presque toute la Terre en tuant tout sur son passage. Et tous les soirs il se demandait d’où venait l’épidémie. Et tous les soirs, il embrassait sa femme et son fils. Et tous les soirs il espérait voir le matin suivant. Et tous les soirs Robert remerciait le grand-père de son fils de l’avoir prévenu.

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