dimanche 8 mars 2015

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle fois sans traits

Julien s’était particulièrement préparé pour cette représentation. C’était la dernière de Polyeucte – la pièce de Corneille qu’il préférait – et il y jouait à la fois le rôle titre et son meilleur ami. Une mise en scène adroite à base de miroirs lui permettait d’être présent dans les scènes de dialogue entre eux.

C’était le cas de la première scène, celle où Polyeucte déclamait ce vers fameux « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule ». Le costume de Julien était en effet à double face et lorsqu’il se tenait au bon endroit, il voyait dans les miroirs ses deux personnages. Et le public les voyait également. Un très bel artifice théâtral pour entamer une pièce. Et un moment jouissif pour un acteur.

Comme c’était la dernière représentation de la saison, il avait décidé d’ajouter quelques mots personnels aux alexandrins de l’auteur. Seuls les puristes et lui s’en rendraient compte, mais c’était un petit plaisir qu’il se refusait rarement. Ce soir-là, il avait choisi des verbes difficiles qu’il conjuguerait à des temps improbables du subjonctif comme « quérir, ouïr, se languir, choir » en faisant fi des anachronismes.

Julien était donc seul en scène après le lever de rideau et Néarque venait tout juste de passer la parole à son ami Polyeucte avec ce vers « Sa flamme se dissipe, et va s’évanouir » lorsque Julien opéra la petite rotation nécessaire au changement de personnage. Il lança le bras avec un effet de manche longuement répété et ouvrit la bouche.

Quelle ne fut pas alors sa surprise de voir dans le miroir un autre Polyeucte poursuivre le dialogue et prononcer à sa place et une ligne plus tard le vers du désir ! Le timbre de la voix de cet autre Polyeucte n’avait d’égal que la manière dont il articulait la tirade, avec une assurance digne des plus grands acteurs de l’ancien temps. Même son habit fleurait bon l’authenticité du XVII° siècle et pas l’outrecuidance du magasin des costumes. Julien l’écoutait émerveillé. Puis Néarque reprit la parole dans l’autre miroir, toujours sans son intervention et la scène se termina entre ces deux reflets qui n’en étaient qu’un, avec l’arrivée de l’héroïne.

Mais le temps que Pauline s’avance vers le devant de la scène, le public applaudissait déjà à tout rompre la scène et la pièce dut être interrompue de longues minutes. Le public criait et tapait du pied.

Julien ouvrit la bouche – qu’il avait dû refermer à un moment donné - pour dire quelque chose, s’expliquer ou se justifier, il ne savait pas vraiment. Mais son Polyeucte-reflet lui fit un clin d’oeil et lui murmura « Nenni ! » avant de s’évanouir dans la lumière des projecteurs.

Julien de Soulas sourit. Il venait enfin de reconnaître son ancêtre Josias, le créateur du rôle en 1642.

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