mercredi 25 mars 2015

Un billet dans les airs

Ce billet est entièrement écrit dans un avion volant quelque part entre Marrakech et Paris, même s'il est posté un peu plus tard.

C'est le voyage qui compte, pas les extrémités. Ni le départ, ni l'arrivée. Sinon, on parle de transport, ou même de bétaillère dans les avions d'aujourd'hui en classe économique. Et le voyage est ritualisé avec ses stations comme dans un chemin de croix plus soft. Mais entre ces stations, il y a le vide. Chacun le remplit comme il veut, ou plutôt le plus souvent comme il peut. 

Car il reste du temps à gagner sur un vol de trois heure au moins. Autant ne pas le perdre. Il y a les démonstrations de sécurité que les habitués ignorent avec snobisme, et que les hôtesses déroulent en mode robot. Il y a le décollage, ce moment de hauts les cœurs ou de haut le cœur pour certains qui permet de tester en vraie grandeur la manière dont l'avion réagit. Il y a la phase de croisière avec ses turbulences, de plus en plus nombreuses avec le changement climatique. Il y a le repas, grand moment de solitude alimentaire et d'équilibrisme afin de ne pas tacher sa cravate entre un faux mouvement, une turbulence ou un coup de coude du gros voisin. Il y.a les annonces plus ou moins aléatoires mais toujours trop fortes dans vos oreilles martyrisées. Il y a la vente de produits, survivance d'un ancien temps pas encore révolu et qui permet aux personnels de bord de gagner des bonus. Il y aura l'atterrissage évidemment avec la confirmation des talents du pilote : est-il un ancien de l'armée de l'air russe qui atterrit comme un sabot dans une bassine ou un esthète de la caresse de la piste avec ses roues ? Puis il y aura le long roulage sur des pistes mal décorées alors qu'ils pourraient y mettre des couleurs, des affiches ou des objets d'art. Et il y aura enfin la cohue au moment de l'arrêt, tout le monde se levant en même temps et se bousculant pour s'eborgner avec les coins de leurs sacs et rester debout à poireauter en attendant une improbable avancée, en se jaugent des yeux comme des bêtes prises au piège.

Mais il y a toujours au moins un moment où il n'y a plus rien d'autre à faire que voyager. C'est le meilleur moment. Celui où on ne lit pas. Celui où on ne dort pas. Celui où on ne finit pas son Sudoku ou ses mots croisés. Ce moment où même regarder par le hublot ne sert a rien, surtout quand on est mal placé. C'est de ce moment que je veux vous parler aujourd'hui. Même si je me le gâche un peu en écrivant mon blog à ce moment précis.

C'est un moment de rêverie, où on ne fait plus partie du monde. On l'a quitté et on n'y est pas encore revenu. On a épuisé les sujets sérieux et il ne reste que l'essentiel, le rapport à soi-même. Le moment où la sérénités peut nous atteindre si on y est prêt. Le moment rêvé où tout est possible puisque rien n'est possible, engoncés que nous sommes dans nos petits sièges, nos ceintures mal ajustées et l'impossibilité de marcher vraiment. Certains n'arrivent pas à assumer ce moment. Ils se lèvent, vont aux toilettes, appellent l'hôtesse pour le plaisir de la voir se baisser vers eux. C'est le moment, même court, où effectivement tout est imaginable, du pire au meilleur, puisque rien ne dépend de vous et tout en dépend. Pour que ce moment prospère, il ne faut pas qu'il soit perturbé, plein de turbulences ou des cris d'un bébé brailleur. Car ce moment ne revient pas facilement une fois passé

C'est un moment magique que celui où l'on s'imagine voler dans les airs, au-dessus du ciel connu, allant quelque part sans penser à y arriver. Même les campagnes de publicité des compagnies aériennes n'arrivent pas à rendre ce moment séduisant. Car seuls ceux qui le vivent de temps en temps savent l'apprécier. Les autres ne sont que transportés sans se sentir eux-mêmes transportés. C'est un moment d'intense solitude même quand on a la main posée sur le bras de l'être aimé, ou quand on sait qu'on va bientôt le retrouver. C'est un moment à nous et chacun le vit différemment.

Moi je pense à l'étendue du monde et des possibles, à l'infini des possibilités et à la serendipité. Être prêt à tout. Avoir tous les sens ouverts pour identifier ce qui va changer le monde. Tout ce à quoi l'on ne peut penser quand on est une fourmi ou un insecte solitaire qui se croit le roi du monde. Et je dis penser mais il faudrait plutôt parler de sentir, de ressentir. Comme si la tête pensante passait de bien faite ou de bien pleine à un vide rempli de rêve. Un grand plaisir, très différent pourtant d'une méditation ou d'un exercice de yoga. Car ce moment vient où ne vient pas. On ne s'y prépare pas.

Mais chacun est différent. J'ai un ami qui profite de ce moment pour se lever lentement, avec cérémonial, puis pour aller aux toilettes pour chier sur le monde entier et tous ses emmerdeurs, avant de se rasseoir avec une grande dignité et ce petit sourire aux lèvres.

Et vous ?

S'il vous plait, au sens littéral de l'expression, la prochaine fois que vous volerez, sachez reconnaître ce moment et en profiter. Sachez reconnaître ce sourire sur vos lèvres, cette légère tension de la bouche et cette détente des yeux et du front qui vous apaise. Vivez-le intensément. Il ne durera pas longtemps, mais il vous regonflera pendant longtemps, justement.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire