dimanche 19 avril 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle fois sans de neufs essedéheffes

Quel bol !

Vous ne devinerez jamais ce qui m’est arrivé ! Il n’y a pas que pour les riches que l’or tombe du ciel !

Je me présente. Albert, 49 ans, homme de la rue. Quand j’étais jeune on disait encore clodo. Maintenant on dit essedéheffe, sans domicile fixe. C’est moins bien je trouve. En plus c’est faux. J’ai un domicile moi ! Place Clichy même, au pied d’une des nombreuses banques du coin. Pas loin de Pigalle et de Montmartre, avec une grille chauffée, ce qui est bien pratique en hiver.

Justement, en hiver, on y est. Et un sacré hiver pour le coup. Avec leur réchauffement climatique, ils m’amusent. Qu’ils viennent ici en plein vent sans grille chauffée et on verra combien de temps ils restent, les fameux spécialistes ! Enfin, moi je dis ça, j’ai rien dit. Je n’ai pas fait d’études, mais la rue est une bonne école.

Tout aurait été bien sans deux problèmes simultanés, concomitants et liés. Ils font des travaux dans le quartier pour réparer le chauffage urbain, en plein hiver, tu crois ça, toi ? Alors ma grille est devenue froide. Et comme la grille chaude la plus proche est occupée par ce salaud de Marcel, j’ai dû me rapprocher de lui. Marcel pue. C’est pas bon pour mes narines et pour les affaires. Moi je joue de la musique - de l’harmonica - et plutôt bien. Ca me rapporte assez pour tenir, même en hiver. Mais Marcel, lui, il ne fait que mendier. Il m’a demandé un pourcentage sur mes recettes pour partager « sa » grille et en plus les passants font un détour. A cause de l’odeur.

Je commençais à me dire qu’il allait falloir que je déménage, quand j’ai vu mon portrait dans le journal. Je vous jure. C’était un dessin, pas une photo, mais c’était bien moi, juste un peu plus rasé et mieux coiffé. L’article disait qu’il s’agissait du portrait robot d’un truand qui avait dévalisé une banque à Paris, e qu’il était activement recherché car très dangereux. J’ai relu l’article trois fois. J’ai réfléchi et je suis allé faire quelques courses.

Oui les essedéheffes aussi font des courses, faut pas croire ! C’est juste qu’on n’a pas de quoi avoir un logement en général. J’ai commencé par aller voir Jules, square des Batignolles. Jules est toujours de bon conseil. Il était avocat avant la prison. Il m’a bien éclairé sur les peines encourues et les délais. Ca m’a coûté une bouteille de rouge, même pas étoilé, mais ça valait le coup. Ensuite je suis passé chez un fripier à Pigalle pour m’équiper de pied en cap comme un mec qui ne dort pas dans la rue. Ca m’a couté moins de dix euros pour une tenue complète. Enfin je suis allé chez Raoul, le meilleur rapport qualité-prix des coiffeurs à Paris. Je lui ai montré le dessin et il m’a fait plus ressemblant que le vrai, j’en suis sûr. Ca m’a coûté… Non, je ne vous dirai pas ce que ça m’a coûté, c’est trop privé.

Ensuite je suis revenu sur la place et je me suis mis devant Marcel. Il a dit « une petite pièce, monsieur ? » puis il a levé les yeux vers ma ceinture et a ajouté : « ou un billet, mon prince ? » et enfin il m’a regardé dans les yeux. Il a cillé et il a dit, d’une toute petite voix : « Albert ? »

J’ai souri. Mon costume faisait vraiment de l’effet. Marcel avait l’air vraiment surpris de me voir comme ça. Il a d’abord cru que j’avais gagné au loto, puis je lui ai expliqué mon plan. Il a regardé la photo et a souri. On a négocié un certain temps mais à la fin on est tombés d’accord. J’y ai laissé mon manteau en pure laine chinoise de Belleville quand même.

Ensuite Marcel est parti téléphoner et je me suis installé un peu plus loin avec mon harmonica. Les flics sont arrivés très vite, et en nombre. De plus en plus efficaces nos poulets. J’ai été très impressionné ! Ils m’ont embarqué vite fait. Marcel s’était bien gardé de revenir mais je savais qu’il observait la scène de loin pour la raconter aux copains.

Ils m’ont mis en cellule (chauffée) et j’ai attendu. Ils ont pris l’harmonica évidemment, mais ça allait. Je sais attendre. Il y a tellement d’histoires à se raconter dans sa propre tête… Puis il y a eu la garde à vue évidemment et ils m’ont pas mal asticoté. Mon idée initiale était de ne pas avouer évidemment - pas folle la guêpe - mais de nier avec mollesse pour me faire mettre en prison quelques semaines, en attendant une libération inéluctable et la fin des travaux de chauffage, ou au pire la fin de l’hiver. D’après Jules, mon cher avocat aviné, ça devait coller. 

Ca ne s’est pas passé comme ça. Je n’avais encore jamais été questionné par des pros et c’est pas rigolo. Je me suis mis à regretter cette bonne idée qui était devenue assez mauvaise en fait. En plus il fallait tout leur répéter à ces cons là. Ils ne voulaient pas croire que j’étais un SDF comme ils disaient sans prononcer le H. J’étais trop bien habillé pour eux. Je devais crècher quelque part. Et sur mes antécédents ils ne retrouvaient rien. Normal. Je n’ai jamais été fiché. Comme j’ai le teint un peu basané, à force de rester dans la rue, ils ont vérifié mes papiers plusieurs fois. Mais ils étaient vraiment très bien faits, je ne rigole pas là-dessus. Je me fournis toujours chez les meilleurs faiseurs de Barbès.

Ils ont étendu la garde à vue au maximum. A la fin j’ai un peu craqué, je dois l’avouer. J’ai donc avoué ce qu’ils voulaient. Ils ont souri comme de vrais carnassiers qu’ils étaient. Le passage devant le juge pour m’écrouer a été très rapide et je me suis retrouvé à Fresnes. Au moins, comme je suis considéré dangereux - il semble que le truand ait tiré et blessé un vigile - on m’a donné une cellule seul. Et chauffée !

Ca fait maintenant un mois que je suis ici. Le procès est pour la semaine prochaine. Procédure d’urgence qu’ils ont dit. Nickel. Ils m’ont même redonné mon harmonica et ensuite du papier à musique et un crayon. Ils trouvent que je joue bien. Je viens de terminer ma première symphonie pour harmonica et orchestre et j’ai entamé la deuxième. Bon, c’est vrai que la bouffe n’est pas terrible, mais au moins pendant ce temps je ne dépense rien et mon argent travaille tranquillement à la banque - juste derrière ma grille. En plus celui de la cellule d’à côté m’a fait signer un contrat pour jouer mon oeuvre en avant-première à New-York. C’est un producteur véreux mais connu. Un vrai coup de chance !


Maintenant, il ne reste plus qu’à espérer que le reste du plan fonctionne bien. Marcel et Raoul doivent venir témoigner au procès et raconter ma « transformation ». Normalement, je devrais être libéré dans la foulée. Normalement… Sauf si Marcel joue un plus fin. Il en est bien capable, ce con.

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