dimanche 11 octobre 2015

Du temps de cerveau... Pour une bulle

Amoro était très joyeuse aujourd'hui. Elle se promenait dans les rues de Paris et cela faisait bien longtemps qu'elle n'y était pas revenue. Amoro était très jeune et n'avait pas encore beaucoup eu le temps de parcourir le monde. Mais à chaque frottement elle captait des souvenirs des autres bulles et elle savait maintenant que Paris était une ville spéciale pour toutes les bulles.

La première fois qu'elle était venue ici, elle était encore ignare. A peine éveillée à la conscience. Un bulle qui n'avait pas encore de nom. Une petite bulle à peine capable de se frotter aux autres. A l'époque, elle ne savait pas contrôler les âmes et elle sautait de l'une à l'autre sans même le savoir. Depuis, elle avait appris que toutes les bulles commençaient pareil. Personne ne se souvenait de sa naissance. Les bulles apparaissaient et se développaient, mais leurs souvenirs les plus anciens n'expliquaient pas le mystère de leur naissance. La seule chose que les bulles connaissaient, c'était leur lieu de naissance et leur parcours depuis, comme si chaque bulle était un petit globe terrestre, avec un point rouge pour marquer sa naissance et un fil brillant pour jalonner son parcours. A tout moment chaque bulle pouvait revoir son parcours. Et à chaque frottement, la première chose que faisaient les bulles concernées était de s'échanger son parcours et toutes les expériences qu'elles souhaitaient partager. Certaines bulles étaient plus secrètes que d'autres et ne partageaient presque rien. Amoro était au contraire très partageuse. Elle montrait tout.

Rares étaient les bulles aussi partageuses qu'Amoro. Car à chaque frottement, les bulles perdaient un peu de leur substance, proportionnellement à ce qu'elles donnaient. Elles se renforçaient évidemment, aussi, c'était même là le principal mécanisme de maturation des bulles, mais cela expliquait pourquoi Amoro était restée jeune et petite si longtemps, car entre ce qu'elle perdait et gagnait à chaque frottement, le différentiel était petit. Toujours positif, naturellement, car les bulles sont faites comme ça, mais si petit que certaines fois Amoro se demandait s'il y avait réellement un gain. Alors elle passait son temps à se frotter le plus possible à toutes les bulles qu'elle rencontrait.

Elle se souvenait naturellement très bien de la première âme qu'elle avait touchée. C'était en Italie, pas très loin de son lieu de naissance. Elle venait de se frotter à une bulle assez imposante quand celle-ci décida de permuter. En un éclair, Amoro se retrouva autour de l'autre âme. Et pour la première fois elle eut conscience de ce qu'était une âme, et de l'acte de toucher. Elle regarda l'autre bulle s'éloigner, autour de l'âme qu'elle entourait précédemment, sans le savoir. Cette âme était celle d'un petit chien. Très mignon, pensa-t-elle. Elle regretta un instant de l'avoir quitté, mais tout de suite elle s'émerveilla de la plénitude de l'âme qu'elle touchait maintenant. Un homme. Un homme très séduisant en plus. Qui s'appelait Amoro évidemment, puisque c'est comme ça que les bulles étaient choisis par leur nom. La première âme qu'elles touchaient en toute conscience.

Amoro, la bulle, passa de nombreuses années avec Amoro, l'homme. Elle n'avait pas envie de le quitter. C'était souvent le cas avec la première âme. Elle apprit beaucoup de lui et malgré le fait qu'elle n'avait pas encore grand chose à lui apporter, elle savait confusément qu'il se sentait bien avec elle. 
Il mourut un jour, évidemment, car tous les humains meurent. C'était sa première mort et elle avait appris que la tradition exigeait qu'on restât jusqu'au bout. Amoro, l'homme, avait beaucoup d'amis et sa bulle en profita pour se frotter à plein d'autres bulles. Tous les humains avaient une âme mais tous n'avaient pas de bulle à un moment donné, et si l'on ajoutait les animaux, il y avait souvent la possibilité de toucher une âme sans se frotter à une autre bulle. 

Mais après la mort de son humain, Amoro décida de choisir un chien. Il n'avait jamais compris pourquoi l'autre bulle avait quitté une si belle âme d'humain pour un chien. Mais après quelques jours, Amoro comprit. C'était très reposant un chien, après un humain aussi "sociable". Ce chien était aussi très mignon et Amoro lui apporta beaucoup, car elle avait acquis de l'expérience. Le chien se fit adopter par une princesse qui voyageait beaucoup. En quelques années, Amoro vit plusieurs pays. Les voyages étaient longs à cette époque. Tout se faisait encore à cheval. 

Avec le recul, Amoro avait beaucoup aimé cette période de l'Humanité, et très vite elle avait goulûment sauté d'âme en âme et s'était frottée au plus grand nombre possible de bulles. Elle aimait moins la période actuelle où les hommes vivaient et mouraient dans de petites boîtes. Il y avait de moins en moins d'échanges directs, donc moins d'occasions de se frotter à d'autres bulles. C'est pourquoi elle avait poussé son humain à venir à Paris. Elle espérait bien y trouver plus d'animation.

Ce matin-là, elle avait choisie une femme élégante et très bien habillée. Une femme qui n'avait pas eu de bulle avant. Amoro la toucha et fut séduite par sa personnalité. Elle était curieuse. La femme et sa bulle marchèrent toute la matinée et Amoro put se frotter à de multiples bulles très évoluées. Puis la femme se changea dans un magasin et rentra chez elle. Un homme l'y attendait. Naturellement les deux humains se frottèrent l'un à l'autre, comme ils le faisaient de temps en temps et Amoro en profita pour se frotter à la bulle de l'homme. Une bulle fascinante.

Et c'est là qu'Amoro perdit la mémoire. Elle se retrouva dans une brume chaude. Seule. Seul même. Car Amoro sut alors qu'il était une bulle mâle. Il s'éveilla dans le corps d'un bébé vagissant. Une expérience fascinante, mais qu'il oublia aussi vite. Il venait de découvrir comment les bulles naissaient. Mais il ne le saurait jamais plus.

Pour ceux que cela intéresse, l'homme et la femme se marièrent mais n'eurent que cet enfant. Au moment où Amoro frotta l'autre bulle, les deux se fondirent. L'autre bulle absorba Amoro mais ne s'en rendit pas compte non plus. Elle quitta l'homme très vite. Et plus jamais une bulle ne toucha ce couple. Le bébé, par contre, c'est une autre histoire.

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