dimanche 4 octobre 2015

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle forme

Rio tomba dans le thé, comme tous les jours a la même heure. C'était la fin de l'après-midi et si près de l'équateur le soleil se couchait presque toujours au même moment. La cérémonie du thé était évidemment reservée a ce moment magique. Elle devait rituellement commencer en pleine lumière, puis Rio tombait dans le thé et le soleil se couchait dans une symphonie de couleurs. Le temps qu'il se dissolve et la nuit envahissait la grande esplanade. 

Le thé venait de loin. D'une autre planète même. Jamais il n'avait pu être acclimaté ici. Il lui manquait quelque chose. Ou plutôt, il manquait quelque chose à l'air, ici. Une qualité que les rares scientifiques n'avaient pu comprendre. Il faut dire que tout avait changé avec l'arrivée du premier paquet de thé. C'était lors de la trente deuxième expédition et parce que le capitaine était un peu excentrique. Il était originaire d'un lointain pays où subsistaient encore quelques plantations de thé. Une plante oubliée, que plus personne n'utilisait sauf quelques vieux originaux, dont ce capitaine. Il s'était installé dans le grand palais près de l'esplanade. Lorsqu'il avait bu son thé le matin de son arrivée, rien ne s'était produit. Juste des regards amusés de son équipage.

Rio était venu renifler la tasse mais le capitaine l'avait chassé. Tout le monde ici aimait Rio. Depuis toujours. Rio était là avant l'arrivée des premiers hommes et il n'avait pas changé d'un poil ou d'une plume. Rio regarda le capitaine, un brin choqué, mais il ne voulut pas créer d'esclandre. Il se retira sans rien dire. De toutes façons, il devait s'occuper de faire tourner le monde, et avec tous ces humains qui avaient construit n'importe quoi il fallait vraiment beaucoup se concentrer pour y arriver. Toute la journée, Rio pensa à la tasse et à l'odeur entêtante qui s'en dégageait. C'était vraiment une sensation étrange. Il rata quelques lancers et en fut tout surpris. Mais il avait encore de la marge et il ne s'inquiétait pas vraiment. Quoique. C'était quand même bizarre...

Le soir allait bientôt venir et Rio avait fini. Toutes les spires étaient en place. Tout se passerait bien, encore une fois. Depuis le temps qu'il le faisait, Rio  n'avait jamais raté un seul jour. Il lui était arrivé de finir juste à temps, surtout depuis l'arrivée des humains. Et d'ailleurs, maintenant qu'il y pensait, c'était de plus en plus fréquent. Dommage que le Rio d'avant ait disparu, sinon il lui aurait demandé conseil. 

Rio avait envie de retourner vers la tasse. La nuit allait bientôt tomber avec ses couleurs régénératrices. Il se dirigea vers le balcon du palais. Tout le monde le laissa passer évidemment. Qui oserait arrêter Rio et son humain ? Il voulait goûter cette boisson nouvelle pour lui, et cette fois il ne se laisserait pas chasser par ce capitaine. De plus, il était certain que quelqu'un aurait raconté au capitaine indélicat la vérité, pendant la journée. 

Le capitaine était assis dans le fauteuil de cérémonie, la tasse remplie à côté de lui sur la table noire. Rio regarda la scène. Pauvre capitaine. On ne lui avait pas tout dit visiblement. Mais Rio ne réfléchit pas. Tant pis pour cet humain interchangeable. En plus le capitaine s'endormissait à vue d'œil. Comme tous les humains sur la planète. Tous dormiraient pendant la Nuit et tant mieux pour eux. Comme tous les animaux qui vivaient là de toute éternité. Personne ne pouvait rester éveillé pendant la Nuit, ici. Même Rio s'endormait. Mais les spires qu'il avait lancées assuraient à tous un réveil au matin. A tous, même à Rio, sauf à celui qui était assis dans le fauteuil de cérémonie évidemment. Lui ne se réveillerait jamais. Il se dissoudrait dans la Nuit. Un sacrifice pas vraiment vital mais utile quand même pour redonner de la force au soleil.

Le soleil se couchait vite maintenant. Rio aurait juste le temps de goûter le liquide obsédant avant de s'endormir pour la Nuit. Il se pencha, lui et son humain. La tasse fumait encore mais juste au moment où le soleil se couchait, alors que son humain s'endormait, Rio glissa de son doigt et tomba dans la tasse. Une ivresse immense l'envahit. Un parfum, d'une sensualité si pleine de vie qu'il en explosa de plaisir, l'entoura de ses tentacules et il plongea en mille morceaux au fond du tourbillon qui s'était créé au fond du thé. Rio ne s'endormit pas cette nuit là. Il s'était dissous dans le maelström de thé et voyagea vers le soleil, vers toutes les étoiles du ciel, et même vers la planète du thé. Il vécut mille vies cette nuit-là, tous ses yeux agrandis, toutes ses facettes colorées de nuances qu'il n'avait jamais vues. 

Le matin arriva. Rio ne savait plus où il était. La lumière du soleil naissant le laissa émerveillé. Il ne se réveilla pas, au sens propre du terme. Il s'éveilla à une nouvelle vie. Sans avoir dormi. Il regarda autour de lui. Il était posé sur la table noire du sacrifice, comme de juste, mais la pièce était vide. Son humain était parti en le laissant là, ce qui était inédit. La tasse avait disparu. Le capitaine aussi, c'était la seule chose normale. Pauvre capitaine, se dit Rio. Il ne lui restait plus qu'à attendre qu'un autre humain vienne le prendre et le mette à son doigt, lui la roue du soleil, la bague du jour, l'anneau de la vie, le maître de la planète, le lanceur de spires, le protecteur de la vie, lui, Rio le vrai.

Il réfléchit un instant. Il se sentait différent. Même la lumière semblait plus chaude. Et il était anormal que personne ne soit encore venu le chercher. Il avait du travail ! Il devait lancer assez de spires pour sauver le monde comme chaque jour. Rio était perturbé et pourtant étrangement heureux de sa Nuit. Il se prépara à lancer son appel du matin pour attirer son porteur, mais à ce moment la porte s'ouvrit. Le capitaine entra. Rio le regarda, éberlué. Le capitaine ? Impossible. Il était forcément dissout. Il ne pouvait pas être là. 

Le capitaine portait un plateau, avec une théière et une tasse. Il posa le plateau sur la table noire, prit Rio entre ses doigts, le regarda un instant puis l'enfila à son annulaire gauche. Rio en resta muet quelques secondes. Juste le temps de réaliser que le capitaine était en pleine forme. Il n'avait pas dormi de toute la nuit. Comme les autres d'ailleurs. Le capitaine se rapprocha du bord de la terrasse qui donnait sur l'esplanade. Une foule immense était amassée là. Tous souriaient et acclamèrent le capitaine et Rio. Rio resplendissait de tous ses feux. Il comprit que personne n'avait dormi la nuit dernière. Pour la première fois depuis l'aube de la planète. 

Rio ne mit pas longtemps à comprendre que le thé avait joué le rôle le plus important dans cette révolution. Tous les messages qu'il recevait étaient des messages de remerciements et de bonheur pour cette nuit. Une nuit merveilleuse pour chacun, séparément et ensemble. Une nuit pleine de couleurs et de beautés irrésistibles. Une nuit que tous voulaient retrouver la nuit suivante, et toutes les autres...

Depuis ce jour, Rio était tombé tous les soirs à la même heure dans la tasse de thé. Il n'avait plus jamais quitté le doigt du capitaine qui avait décidé de rester vivre sur cette planète aux nuits si belles. Le capitaine avait envoyé des messages pour que chaque expédition apporte des sacs et des sacs de thé. Et toutes les nuits les humains et les animaux du monde célébraient la beauté de l'Univers.

Ce soir là pourtant, Rio tomba dans le thé pour la dernière fois. Les sacs de thé étaient vides et la planète d'origine n'avait plus rien envoyé. Tout le monde était sur l'esplanade. Le capitaine avait jeté un dernier regard à Rio et s'était installé dans le fauteuil de cérémonie. Tous voulaient goûter cette dernière nuit. Alors Rio avait plongé dans le maelström de thé qu'il connaissait si bien. Il nageait loin maintenant. Il voulait comprendre le mystère du thé. Il passa du temps sur la planète originale mais n'y trouva plus aucune plante. Il alla même jusqu'au fond de la Nuit, là où elle était la plus noire de couleurs. Le matin approchait lorsqu'il rencontra une spire blanche. Elle était si belle qu'il s'enroula autour et elle aussi. Rio devint Ria. Ria s'eveilla. La Nuit était encore autour de lui. D'elle ? Il ne savait plus bien. La Nuit regarda Ria. Ria brillait comme un soleil maintenant. La Nuit s'effaça.

Le matin fut là et Rio/Ria sut que c'était le premier. Le capitaine regarda la roue de lumière. Il n'osa pas la toucher et la laissa sur la table noire qui était devenue blanche. Blanche comme Ria. Le capitaine sortit. Il n'y avait plus de thé. Tant pis. Ce n'était pas grave. Il savait maintenant que Ria avait réussi sa mue. Plus besoin de thé. La Nuit avait définitivement perdu. La roue de lumière protégerait la planète et la Vie. 

Plus personne n'entra jamais dans la salle de cérémonie. Tous respectaient Rio, Ria, leurs vies et leurs lumières. Chaque nuit les arabesques qui sortaient de cette salle peuplaient la nuit. Tous ceux qui passaient sur l'esplanade regardaient ces lumières. Et ils souriaient. Même aujourd'hui, alors que le capitaine est mort depuis longtemps, la magie du lieu est intacte. Et tous les enfants du monde ont les yeux qui rient quand ils regardent ce balcon irisé au cœur de la nuit. 



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