dimanche 15 novembre 2015

Du temps de cerveau... pour une nouvelle Mary

Vous connaissez l'énigme de la Mary Céleste, ce vaisseau américain découvert au large des Açores en décembre 1872. L'équipage entier avait disparu et n'a jamais été retrouvé. Le bateau, quant à lui, fut retrouvé quasi-intact. Cette énigme passionna au cours des siècles de nombreux chercheurs.

Il y eut pourtant un rescapé, qui n'est autre qu'un de mes aïeuls, le docteur Joole. En rangeant une malle au grenier, j'ai découvert son journal de bord et ce qu'il y a inscrit à la date du 27 novembre 1872. Je vous livre cette histoire, inconnue de tous jusqu'à aujourd'hui. Authentique ou fantasmée, elle me semble digne de lecture.

27 Novembre 1872, à bord

Hier encore, j'étais le plus heureux des hommes. L'avenir était à moi, ou plutôt à nous, Sarah et moi.

Je viens de relire les premières pages de mon journal tout neuf. Je l'ai entamé il y a un mois maintenant, jour pour jour. Il n'est rempli que de coeurs. Un coeur pour chaque jour depuis que j'ai rencontré Sarah à New York où je travaillai, de plus en plus gros. Il remplissait presque la page, hier. Aujourd'hui, il y a juste un petit coeur brisé en haut de la page. Je n'ai jamais eu pour habitude de consigner des pensées trop intimes dans un journal. Encore moins ici, à bord d'un vaisseau aussi confiné que la Mary Celeste. Mais aujourd'hui, il en va autrement. La mort est passée par là.

La première semaine à New York fut un délice, après un coup de foudre plus intense que la plus forte des tempêtes en haute mer. Une rencontre dans mon cabinet médical pour le léger rhume de sa fille. Mille rencontres en une semaine à chaque moment possible pour s'embrasser et s'aimer. Un moment de rêve, gravé dans le marbre flageolant de mon éternité. Une semaine, pour deux amoureux, c'est plusieurs vies. Une intensité de tous les instants. Je ne sais pas comment elle fit, cette semaine-là, pour me voir autant, alors que son capitaine de Mary s'apprêtait à traverser l'Atlantique seul avec son équipage. Personne ne nous vit.

Son mari, le Capitaine Briggs, décida la veille du départ que sa femme et sa fille l'accompagneraient. Nous pleurâmes longuement dans les bras l'un de l'autre, Sarah et moi. Séparer deux amants après une telle éternité d'une semaine nous semblait d'une cruauté infinie, même si nous savions que son mari ignorait tout de notre liaison. C'est à ce moment que je pris la décision qui allait changer nos vies. J'allai voir le capitaine et lui proposai de m'embarquer avec lui pour l'Europe. J'avais besoin d'y aller en urgence et son bateau était le premier à partir, l'un des plus rapides en fait. J'étais prêt à payer mon voyage et à servir de médecin de bord au cas où. Le capitaine Briggs me regarda longtemps, discuta avec détermination, mais il accepta. Je ne devais pas être un passager officiel, c'était tout, pour de sombres raisons d'assurance. Cela me convenait parfaitement.

Depuis que je suis à bord du brigantin, je vois Sarah tout le temps. Oh, bien sûr, je n'ai pu l'embrasser que trois fois, furtivement, mais nous sommes ensemble, dans une sorte de voyage de noces en pleine mer. Nous avons déjà décidé de fuir en arrivant. Je saurai reconstruire une vie, lui avais-je dit. J'aurais su, oui...

La nuit dernière, une trombe est passée près de nous. La Mary Celeste est solide et a pu y échapper, avec quelques dégâts somme toute mineurs. Deux membres de l'équipage ont été blessés et je passai une grande partie de la nuit à les soigner. Sarah vint les veiller et je pus la voir seule quelques minutes. Mes dernières minutes de bonheur.

Lorsque le capitaine est entré pour voir les malades...

Sarah était déjà repartie. Il ne se rendit compte de rien, pour nous, mais me montra la petite boite qu'il venait de trouver sur mon hamac, en allant chercher un appareil dans un des placards. J'avais toujours cette boite sur moi et je me maudis intérieurement de l'avoir laissée trainer, dans l'urgence à cause de la tempête. Il me demanda ce que c'était, avec des yeux brillants. La boite était belle, il est vrai, et elle semblait cacher quelque chose d'encore plus précieux. Je voulus lui prendre des mains en lui disant que c'était un souvenir de famille, mais il retira sa main et me fit face.

La situation allait dégénérer...

Puis il me tendit la boite et me dit : "Ouvrez-la, il y a un mécanisme secret, je n'ai pas pu l'ouvrir" d'un ton autoritaire. J'étais acculé. Je ne pouvais rien faire. Je pensai à Sarah, à nous. Il restait un espoir. J'ouvris la boite... et le Charme sortit, comme il le faisait à chaque fois. Le Charme sortit et charma instantanément tous les humains à bord. Sauf moi, évidemment, son maître, son mentor depuis qu'il est dans la famille il y a plus de mille ans. Le Charme sortit mais le capitaine était plus près de lui que moi. Le Charme le pénétra entièrement et les yeux du capitaine devinrent noirs de jais.

La tuerie fut brève. Le capitaine les tua tous, en commençant par les blessés, puis les autres membres de l'équipage. Personne ne lui résista, bien sûr. Le Charme y veillait. Le capitaine garda sa femme et sa fille pour la fin. Et moi aussi évidemment, l'intouchable maître du Charme. Il les tua toutes les deux devant moi. Puis il me regarda et se tira la dernière balle dans la tête.

Le Charme retourna aussitôt dans la boite et je la refermai. Un peu vite, je crois. Il n'est pas impossible qu'un morceau du Charme soit resté dehors accroché à mon index droit. Je ne le saurai pas tout de suite. Je ne le saurai peut-être jamais. Je n'ai pas osé rouvrir la boîte pour le vérifier. On n'ouvre jamais la boite du Charme impunément, comme nous le disons dans la famille depuis des générations.

Le Charme tue, c'est vrai, mais le Charme nous hante, surtout. Il peuple les nuits de ses victimes la nuit dans les cauchemars. Il remplace les reflets des miroirs par une image vivante du double mauvais de chacun, une manière de toujours nous mettre face à notre côté le plus obscur. Il coupe notre personnalité en morceaux clairs et obscurs et les mélange, sans qu'on puisse jamais savoir si l'on est l'un ou l'autre. Le Charme fait de nous des armes contre nous-mêmes. Le capitaine Briggs a choisi son côté. Il a tué ma bien-aimée.

J'ai passé la journée à jeter les morts à la mer. Si près des Açores, les requins nous ont vite entouré. J'ai cousu deux beaux linceuls pour Sarah et sa fille et je les ai déposées doucement dans la chaloupe. Avec amour.

Je vais bientôt quitter la Mary Celeste. Ce vaisseau du bonheur et du malheur aura été le tombeau de ma vie. Une fois à bord de la chaloupe je m'éloignerai un peu, je ferai lentement glisser les corps dans la mer et je partirai seul. Ceci est la dernière entrée de mon journal. Je le garde comme le souvenir d'une histoire si belle que mon coeur saute à chaque fois que je regarde un des coeurs qui s'y trouve et qui me raconte l'histoire de notre amour, à Sarah et à moi.

Je jure, si je survis, de taire à jamais cette histoire. Je jure de ne jamais plus ouvrir la boite du Charme. Je jure de ne laisser le secret du mécanisme à aucun de mes héritiers si j'en ai. Mais mon index me fait mal, maintenant. J'ai envie de presser la gâchette du pistolet que j'ai emporté au cas où. Où cela me mènera-t-il ?

PS A côté du journal de bord, dans la malle, il y avait une très jolie petite boite. Je l'ai mise dans ma poche. Je repense à cet aïeul qui a fondé notre dynastie de banquiers. Plus besoin de Charme à notre époque, me suis-je dit, en me frottant la tempe droite avec l'index. Il y a des moyens plus modernes de dominer le monde.

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