dimanche 8 novembre 2015

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle musicale

Scott était content d'être enfin venu dans la Capitale. C'était la première fois, de toute sa vie, et celle-ci avait été particulièrement longue. La musique conservait, c'était bien connu. Sa musique surtout. Car Scott était un musicien élu, un des rares à avoir le don et un des encore plus rares à avoir été formé par le mythique professeur Rag. Il se souvenait de chaque détail de sa formation, et pourtant elle remontait à des siècles. Avoir eu la chance de croiser le professeur Rag et de bénéficier de son enseignement avait été l'événement majeur de sa vie. C'est grâce à cette rencontre fortuite qu'il était devenu musicien élu, lui qui n'était qu'un pauvre pianiste avant ce moment clé.

Scott était appuyé sur le balcon de sa chambre. Il avait évidemment trouvé une place dans cette auberge luxueuse, car on n'avait jamais vu de musicien élu dans la capitale depuis plusieurs générations. A part la famille royale, qui habitait le château, personne n'avait vécu assez longtemps pour voir le dernier musicien élu. Le professeur Rag avait enchanté les foules des siècles auparavant, mais il avait été banni un jour, après une sombre histoire louche avec la princesse-héritière du royaume. Toutes les rumeurs circulaient sur cet épisode légendaire, et ceux qui savaient se taisaient. C'est à la suite de cette expulsion que les musiciens-élus avaient été interdits dans la Capitale et que le musicien Rag était devenu le professeur Rag, parcourant les routes et les autres villes du pays à la recherche de musiciens à élire. Il en avait formé moins d'une dizaine, siècle après siècle. Scott n'en avait jamais rencontré d'autre. Tout se passait comme si son intuition l'éloignait des lieux où un autre musicien élu pouvait se trouver. Le pays était grand.

La Capitale n'était pas seulement grande. Elle était immense et belle, ceinturée de murailles éclatantes de blancheur et parcourue d'artères toutes plus somptueuses les unes que les autres. Lorsque la proclamation royale avait été chantée dans toutes les villes, Scott avait instantanément décidé de venir ici, dans cette Capitale ouverte à tous pour le couronnement de la princesse-héritière. La reine était tombée de cheval. Une mort idiote pour une reine que peu de gens aimaient. Mais elle était la reine et l'avait toujours été depuis au moins mille ans. C'était un événement considérable. Scott ne pouvait pas le rater. Il avait empilé ses bagages sur son hydro, au premiers rangs desquels son piano et son plancher, puis il avait fait route vers la Capitale.

Et maintenant, il était là, en train de déguster sa tranche de jambon, le fameux jambon de la Capitale introuvable ailleurs, et il admirait la vie qui se déroulait sous lui, dans la rue large et pavée que peuplait une faune absolument incroyable. L'ouverture à tous de la ville avait attiré, comme lui, un nombre considérable d'étrangers venus de partout. La foule chantait et dansait, naturellement, car c'était l'exutoire classique du peuple. C'était ce qui le maintenait en vie, ce qui assurait sa cohésion. C'était la musique qui avait sauvé le pays à plusieurs occasions. Lors de la grande Défoliation par exemple, lorsque tous les arbres avaient perdu leurs feuilles... Scott s'en souvenait bien. A l'époque, il parcourait les hauts plateaux où poussait la vigne. Et autour de lui, sur son passage, il laissait une coulée verte grâce à sa musique. Les oiseaux et les courriers royaux qu'ils portaient auraient pu le suivre à la trace, une coulée verte sur un fond jaune de feuilles mortes. La grande Défoliation n'avait duré que quelques années, mais la musique avait fini par la vaincre. Comme toujours, ici.

Le grand spectacle de Scott était prévu pour la soirée. On lui avait accordé la moitié est de la grand place. Celle-ci était traversée par l'avenue principale de la ville, qui allait du château au parc royal. La moitié ouest de la place était déjà réservée, lui avait-on dit, et de toutes façons aucun musicien élu n'avait le droit de poser son plancher sur une voie royale. Ca, au moins, n'avait jamais changé. La moitié de la plus grande place de la Capitale, cela allait très bien à Scott. Il n'aurait pu rêver mieux pour son premier séjour ici. La ville sentait si bon et dégageait une telle exubérance que Scott espérait pouvoir y rester très longtemps. Ses pérégrinations dans le pays avaient été fascinantes, mais il avait toujours rêvé de ce jour. En plus, il allait peut-être voir la fameuse princesse qui avait été séduite par le professeur Rag, et il se souvenait de l'éclat dans les yeux de son maître chaque fois qu'il en parlait.

Scott soupira. C'était bientôt l'heure. Il devait se préparer. 

La préparation d'un musicien élu est simple. C'est un secret bien gardé qu'il avait trouvé un peu ridicule lorsque le professeur Rag le lui avait expliqué, le jour où il l'avait jugé prêt. Scott revint dans sa chambre, et se mit debout au centre. Puis il s'étira, s'étira de toute la force de son être, dans une pandulation digne des chats les plus délicats. Son corps était à la fois tendu et souple, rigide et agité de flottements. En quelques secondes, Scott fut habité par son pouvoir. Il était légèrement phosphorescent, entouré d'une aura bleutée. Il se regarda dans le grand miroir en pied qu'on lui avait installé à son arrivée. Son pendentif était du côté astrolabe, pour indiquer à tous qu'il était un musicien élu, un instrument au service de l'univers pour en augmenter le rayonnement. Tout à l'heure, au paroxysme de son interprétation, il le retournerait et tous ceux qui seraient à proximité seraient alors plongés dans l'extase de la musique absolue. Chaque musicien élu portait ce pendentif, mais chacun avait gravé de ses mains une image de son choix sur cette face cachée, que personne ne verrait de toutes façons. C'était leur tradition. Il se souvenait du pendentif du professeur Rag. Il l'avait vu une fois. C'était le portrait de la princesse-héritière, le même que celui sur certaines pièces de monnaie. Scott s'en était inspiré pour graver son pendentif. Un portrait de femme, donc. De la femme idéale, évidemment. Un rêve éveillé.

Scott descendit les marches. Tous le regardaient avec dévotion. Son aura le rendait immédiatement reconnaissable, car le mythe des musiciens élus était un mythe fondateur de leur société. Certains, venus de provinces lointaines, l'avaient peut-être déjà croisé lors d'un de ses passages, mais aucun ne pouvait s'en rappeler. Pour le peuple, tous les musiciens élus avaient la même apparence avec un visage lisse et sans yeux, marbré de rides ondulantes, comme un melon. Scott s'y était habitué, à force. Chaque fois qu'il avait demandé à être décrit, on lui avait dit la même chose. Cela l'avait une peu gêné au début, mais la beauté de la musique qu'il créait l'emportait sur toute autre considération.

Scott arriva dans la grande salle de l'auberge. Le patron le salua bien bas et l'escorta jusqu'à l'appentis à hydros. Scott grimpa sur le sien, salua de la main et se mit en route. Tout au long du chemin vers la grand place, il vit des centaines de personnes le regarder. Il savait qu'il était suivi par un flot de passants qui espéraient pouvoir rester près de lui. Il savait aussi que la place devait déjà être archicomble. En tous cas le côté est. La foule restait silencieuse, comme il se doit en présence d'un musicien élu qui ne jouait pas. 

Il arriva sur la place par la route royale. Celle-ci était dégagée, mais les deux côtés de la place étaient bondés. Il réussit à se frayer un chemin vers l'estrade qui avait été installée au centre se son côté. Il déposa le plancher puis le piano au centre même de l'estrade, sur une petite plateforme tournante afin que tous puissent le voir. Il renvoya son hydro. Il était seul au milieu de cette marée humaine, les dominant tous. On avait du mal à discerner les maisons qui entouraient la place, mais il savait que leurs balcons étaient noirs de monde. Des privilégiés certainement.

Scott fit un tour sur lui-même, puis il s'assit sur son banc et plaqua un accord.

L'accord chemina en rayons concentriques autour du piano. Il sentit la musique qui emplissait chacun. L'accord était beau, terriblement beau. Complexe et pourtant si simple. Encore plus complexe que d'habitude, se dit-il. Ce serait un beau concert, et un bel hommage à la nouvelle reine. Elle arriverait plus tard, certainement, lorsque le concert approcherait de son climax.

Alors Scott joua. Il joua et joua et il regarda le plancher sur lequel il était. Le plancher grandissait, s'étalait. Il occupait toute l'estrade maintenant et commençait à descendre sur le sol de la place. Le plancher continuait à grandir. Les gens montaient dessus au fur et à mesure de son extension. Chaque fois qu'une personne se trouvait dessus, la musique la pénétrait et elle vibrait en transe. Une vague ondulatoire s'étendait progressivement autour de lui, tournant lentement sur son estrade. Le reste de la place ne bougeait pas, attendant son tour.

C'est alors que Scott réalisa deux choses. Sa musique était différente, comme si elle cherchait à se caler sur un rythme inédit, une sorte de syncope envoûtante. Il n'avait jamais joué de cette façon. Il aurait bien mis cela sur le compte de l'excitation liée à la Capitale, mais une seconde chose le troublait. Il voyait au loin une vague de vibrations croître vers lui. Un autre cercle de musique, comme si la foule dansait là-bas, vers l'ouest, sur un autre plancher. C'était impossible.
A moins ?

A moins qu'un autre musicien élu soit installé sur la place, de l'autre côté de la route royale ? Scott ne connaissait pas le nombre exact de musiciens élus mais, tout en jouant, il se dit que c'était l'explication la plus plausible. Il se mît à écouter en jouant. C'était difficile, au milieu de sa propre transe, des chants de la foule et du torrent de notes qui sortaient de partout. Mais il reconnut un violon au loin. Un violon à la fois aigu et grave, un violon impossible. Comme mon piano aux timbres si divers, se dit-il.

Progressivement, il ajusta son rythme à celui du violon. C'était délicat, car il sentait bien que le violon s'ajustait à son piano. Au fur et à mesure où les planchers grandissaient et se rapprochaient, les deux instruments se mélangeaient.

Soudain, il y eut un accord magique. Un accord mille fois plus beau que tout ce qu'il avait joué auparavant. Un accord parfait entre les deux instruments. Entre les deux musiciens élus. C'est ce moment que choisit la nouvelle reine pour entrer sur la place. L'accord vibrait et se développait en tournant sur la place, comme deux amoureux qui se cherchent dans une embrassade passionnée. Les deux musiciens élus descendirent de leur plateforme et se dirigèrent du même pas vers le carrosse de la reine. Il était interdit de jouer en présence de la famille royale. Mais l'accord n'en avait rien à battre. Il se développait et créait des harmonies sans fin. La reine descendit de son siège. Elle se tenait au milieu de la route. Les deux planchers étaient arrivés au bord, sur toute la largeur de la place. Le peuple dansait.

Les deux musiciens s'approchèrent de la reine qui leur tendit chacun une main. Scott avait les yeux rivés sur le visage de l'autre musicien-élu. Une musicienne. Sa musicienne. Celle dont il avait gravé le visage tant d'années auparavant sur son pendentif. Elle était encore plus belle. Elle le dévorait des yeux. La reine retourna d'un même geste leurs deux pendentifs. Il ne fut pas surpris de voir que son pendentif à elle le représentait.

La reine leur sourit et leur mit les mains l'une dans l'autre. Puis elle remonta dans le carrosse, avec un air triste. Son Rag lui manquait. Mais au moins, ces deux-là feraient plein de petits musiciens élus. Elle sortit de la place, majestueusement comme il se doit.

L'accord s'arrêta alors de vibrer. Comme d'habitude à la fin des concerts, Scott vit tout le monde s'écrouler. Ils en auraient pour la nuit. Il serra la main de sa promise et l'emmena. Loin, très loin. Ils avaient tant de choses à se dire.

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