dimanche 17 janvier 2016

Du temps de cerveau pour... Une histoire magique

Escarbillette avait mal dormi. Elle dormait toujours mal, d'ailleurs, depuis que son père était mort quelques mois après avoir épousé cette pétasse. Celle qui avait conquis le cœur de son père avait amené avec elle deux cruches de filles plus connes que leur mère. Et son père n'avait pas résisté longtemps à tant de bêtise autour de lui. Escarbillette n'avait pas su le protéger et il était parti avec un grand sourire et des yeux pleins de regret. Il lui avait juste souhaité "bon courage" avant de mourir pendant que sa femme et ses filles faisaient du shopping. Du magasinage, devrais-je dire, car cette histoire se passe au Québec.

Escarbillette avait demandé une fois à son père pourquoi elle s'appelait comme ça et son père s'était lancé dans des explications confuses d'où il ressortait que sa femme - la première, la mère d'Escarbillette - était une grande romantique et que c'était en hommage à Cinderella, improprement traduit du français Cendrillon, puisque que cendre se traduit ash et non cinder qui veut dire escarbille... Enfin elle croyait avoir compris ça ! A l'école cela avait été un peu difficile, mais le nom sonnait bien "vieux français" et les critiques de ses copines avaient cessé assez vite. Escarbillette avait eu du mal à écrire son nom au début, mais à 17 ans elle était maintenant très intelligente. Bien plus en tous cas que ces trois connasses avec lesquelles elle était obligée de vivre, jusqu'à sa majorité. Son père avait été riche, ce qui n'avait bien sûr rien à voir avec l'arrivée de la grognasse qui l'avait séduit. Leur domaine était grand et vert, beau et luxueux. Mais Escarbillette n'habitait qu'une petite chambre sous l'escalier comme Harry Potter. Heureusement, elle n'avait pas à nettoyer la maison, sa marâtre était trop fière pour cela, mais elle n'avait pas un sou et cela allait durer encore des mois jusqu'à sa majorité.

Son père avait été membre d'un club très fermé de riches gauchers. A sa mort, c'est son épouse qui avait rejoint le club et Escarbillette la remplacerait le jour de ses dix-huit ans. Tout cela n'intéressait personne, sauf peut-être Escarbillette qui voyait là une manière d'honorer la mémoire de son père, mais ce matin-là une lettre arriva. Une invitation au bal annuel du club. Sa belle-mère avait failli la jeter au feu lorsqu'elle remarqua qu'il y avait cette année deux invités spéciaux, les frères Blskrnz. Oui ! Les frères Blskrnz eux-mêmes !!! Imaginez l'émoi de cette mère. Les deux jumeaux les plus riches de la planète, tous deux en âge de se marier. Gauchers, évidemment, mais ça elle s'en foutait la pouffiasse. Une opportunité unique pour placer ses deux mégères de filles. Le sang de sa belle-doche ne fit même pas un tour. Elle répondit qu'elle viendrait, accompagnée de ses deux sublimes filles. Elle ne comptait pas amener Escarbillette évidemment. 

Celle-ci commença à se douter de quelque chose dès le repas de midi. Elle servait le homard - car on était en mai, la belle saison pour le homard au Québec - debout derrière les trois poissardes et elle les entendit s'extasier sur leurs tenues pour le bal. Elle ne dit rien, mais elle n'en pensa pas moins. C'était l'occasion d'être à la hauteur de son nom. Elle irait elle aussi à ce bal, incognito et habillée somptueusement. Elle se retrancha aussi vite que possible dans sa chambre et s'y enferma. Google était son ami et l'aiderait à trouver comment faire !

Après quelques heures de recherche, le bilan était assez maigre. Elle n'avait pas de carte de crédit et tout s'achetait comme ça maintenant. Elle n'avait pas non plus trouvé de sites de fées, après avoir fui loin de certains sites qui ne vendaient pas du tout ce qu'elle cherchait et qui lui semblaient un peu trop dénudés pour elle. Elle réussit quand même à placer une annonce sur un site d'achat-vente d'occasion : "recherche fée même usée, urgent, pour bal. Échange de services possible". Lors du repas du soir, elle était un peu démoralisée car il était beaucoup plus difficile d'obtenir ce qu'elle voulait qu'elle ne l'avait imaginé. La conversation des trois abhorrées tournait maintenant autour du maquillage. Elle partiraient le lendemain en fin de matinée pour finir de s'apprêter, et ne pensaient qu'à ça. Le bal était le soir même.

Escarbillette dormit encore plus mal cette nuit-là. L'Internet ne lui apportait rien de bon. Il ne restait plus de temps. Elle se tourna et se retourna toute la nuit. Elle était toute chiffonnée au matin. Presque moins belle que ses deux quasi-sœurs. Enfin, je dis presque, mais c'est une figure de rhétorique. Car Escarbillette était somptueusement belle et à mille coudées de ces deux traînées. Sa belle-mère rayonnait de la voir ne serait-ce qu'un peu moins belle que d'habitude et elle fut plus gentille avec elle ce matin-là. Lorsqu'elles partirent toutes les trois, Escarbillette fut triste. Triste de savoir qu'elles allaient passer une belle soirée et qu'elle se morfondrait toute seule dans sa chambre.

Elle alluma son vieil ordinateur. Elle avait un message. Une réponse à son offre. Une réponse ? Le cœur d'Escarbillette bondit. Une réponse ? Elle cliqua sur le message et la porte de sa minuscule chambre s'ouvrit. "Bonjour jeune fille" dit une jolie voix derrière elle. 
- Pardon ? dit notre héroïne en se retournant. Qui êtes vous ?
- Ah je suis enchantée également, ma chère. Tu m'as appelée et je suis venue. Je suis la fée.
- La fée ? réussit à dire Escarbillette.
- Oui, la fée, dit la fée. Tu voulais bien une fée, non ?
- Euh oui, mais vous êtes déjà là ?
- Mais oui. Nous les fées, nous voyageons vite, tu sais. Même quand nous sommes un peu usées, pour reprendre tes mots. Pas très flatteurs d'ailleurs.
- Oh, excusez-moi. Je voulais dire que je n'avais pas d'argent pour une fée neuve. Euh, excusez-moi, en fait je veux dire...
- Pas de souci, ma fille. Ce qui est dit est dit. Et je suis un peu usée en fait. Alors quel est ton problème ? dit la fée avec un grand sourire large comme le cœur d'une baleine.

Il ne fallut pas beaucoup de temps pour qu'Escarbillette expose son problème. La fée était une vraie professionnelle et en quelques coups de baguette magique la jeune fille fut habillée comme une princesse très chic et sexy à la fois, maquillée comme une star internationale et ornée de bijoux d'une simplicité si élégante que même Audrey Hepburn en aurait été jalouse. Escarbillette n'en croyait pas ses yeux. Son miroir lui renvoyait une image trop belle et qu'elle ne pouvait associer à elle-même. Puis la fée lui dit : "Bon, ça c'est fait. On s'occupe de ton carrosse maintenant. Tu as une citrouille ?"

Il y eut un moment de flottement. Escarbillette expliqua qu'on était en mai et que ce n'était pas la saison des citrouilles mais celle des homards. La fée la regarda un instant. Puis elle sourit. Il s'avérait heureusement qu'elle connaissait un épicier de luxe dans le coin. Grâce à la mondialisation des échanges de citrouilles et de homards, la fée pensait qu'il aurait peut-être quelques citrouilles de Nouvelle-Zélande, à l'autre bout du monde. Elle laissa Escarbillette finir de lacer sa robe et alla faire un saut (de fée) chez l'épicier. Escarbillette eut le temps de se faire deux fois les ongles avant que la fée revienne. Elle commençait à être un peu nerveuse car on approchait de l'heure du bal. La fée revint dans un petit nuage de fumée. Elle avait l'air un peu décoiffée et son corsage était légèrement de travers. Elle avait les yeux brillants. "Ce n'est plus de mon âge, jeune fille... Il n'avait pas de citrouille en plus" dit la fée en respirant comme si elle avait couru un cent mètres. 
- Pas de citrouille ? dit Escarbillette
- Pas de citrouille, désolée ma fille.
- On va faire comment alors pour arriver au bal ?
- Ne t'inquiète pas, on va y aller avec ma voiture, répondit la fée.

Et, ni une ni deux, elles se retrouvèrent toutes les deux dans la Fée-rarissime de la fée qui les emmena en un coup de vent au château où se déroulait le bal du club. La fée lui dit qu'elle devait repartir avant minuit, car elle n'était pas capable de maintenir un sort plus longtemps à son âge. Il fallait qu'elle se débrouille avec ça ! Escarbillette lui dit que ce n'était pas grave et qu'elle s'y attendait de toutes façons. Elle serait à l'heure !

Elle ne fut pas à l'heure évidemment. Le bal était bondé mais elle fut l'attraction de la soirée. Elle était si belle... Sa (pas si)belle-famille ne la reconnut pas, trop occupée à essayer d'approcher les frères Blskrnz. Escarbillette dansa toute la soirée. Tous les hommes voulaient danser avec elle. Sauf les frères Blskrnz bien sûr, car ils étaient ensevelis sous les mères et leurs filles. En fait, ils auraient bien aimé danser avec cette merveilleuse jeune fille, mais les hordes de mères qui les entouraient les empêchaient même de bouger un orteil. Ce n'est qu'à minuit moins cinq qu'il purent l'approcher. Elle était rayonnante et sa peau luisait après toutes ces danses. Ils lui prirent chacun une main, de la main gauche, et dansèrent tous les trois. Une danse complexe qu'ils inventaient au fur et à mesure, comme s'ils étaient la même âme partagée entre trois corps. Une danse qui dura jusqu'à presque trois heures du matin. Escarbillette était toujours habillée comme une princesse. Elle ne comprenait pas pourquoi elle n'était pas redevenue l'Escarbillette de tous les jours, mais elle aimait tellement cette danse qu'elle ne réfléchissait qu'à peine. 

A trois heures moins une, elle sentit l'une de ses boucles d'oreille tomber, ou plutôt se détacher de son oreille. Elle sut alors que son déguisement allait disparaître très bientôt. Elle profita d'une volte endiablée pour lâcher les mains de ses deux partenaires et filer dans le même mouvement vers la porte. Avant que quiconque ait pu réagir, elle était dehors. La Fée-rarissime était là. Elle s'y glissa et celle-ci démarra en trombe. En un rien de temps, elle fut arrivée à sa maison. Elle était nue, la voiture venait de disparaître dans l'air et la fée était devant elle. Elle avait l'air épuisée. 
- On avait dit minuit, Escarbillette ! dit la fée d'une voix éteinte.
- Oui, je sais, madame la fée, mais je n'ai pas vu l'heure...
- Elles disent toutes ça, soupira la fée. Pas grave ma petite. J'ai réussi à tenir un peu plus longtemps que prévu. Je crois que ma petite visite chez l'épicier m'a requinquée.
- Merci en tous cas, madame. Ça a été la plus belle soirée de toute ma vie. Je vous suis redevable, maintenant.
- Oui je sais. Tu as écris "échange de services". Je reviendrai te voir lorsque je serai reposée pour te demander de remplir ton engagement.

Puis la fée embrassa Escarbillette et disparut dans un (tout petit) nuage de fumée. Escarbillette monta se coucher, la tête pleine de musique, de danses, de mains et de regards échangés. Elle entendit à peine les morues rentrer.

La suite de l'histoire est banale. Les deux frères Blskrnz cherchèrent leur partenaire de danse plusieurs jours. Ils n'avaient qu'une boucle d'oreille en leur possession. Et ils visitèrent toutes les maisons des membres du club, mais personne n'avait la jumelle de la boucle, malgré le travail effréné des joaillers du coin qui essayaient d'imiter la boucle pour des mères excitées comme des chaussettes dans un lave-linge en mode essorage. Lorsqu'ils arrivèrent dans la maison où habitait Escarbillette, ils ne trouvèrent pas la boucle non plus, car sa jumelle avait disparu avec le costume. Mais ils entendirent dans la cour une voix qui fredonnait un air. Leurs pieds se mirent à danser tous seuls et ils se précipitèrent vers la source du chant. Ils avaient décidé entre eux, avant leur quête, que le premier qui verrait la jeune fille serait le mieux placé pour l'épouser si elle le souhaitait. Malheureusement, ils la virent en même temps et surent tout de suite que c'était elle, malgré ses habits simples. Elle leur sourit, puis les épousa tous les deux ensemble dans leur pays le jour de ses 18 ans. C'est un pays très tolérant que le Blskrnzstan. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. Et tous les enfants eurent la même nounou. Une vieille fée qui adorait les enfants et qui allait chercher de temps en temps ses citrouilles dans une épicerie québécoise très sélect. En saison et hors saison d'ailleurs, car l'épicier en avait toujours, maintenant.





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