dimanche 28 août 2016

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle vague

Lignéto était en plein rêve. Il volait au-dessus de la mer, blanc et puissant comme un albatros. Il volait si haut que seul le bruit du vent et de ses ailes l'entourait. Il était heureux et aurait volé comme cela plusieurs éternités. Un rêve parfait. Et puis...

Soudain il se réveilla. Le jour se levait à peine. Sa femme dormait à côté de lui. Qu'elle était belle ! Depuis leur mariage, il y a six mois, sa vie était devenue un paradis. Son travail n'était pas prenant et il avait tout arrêté pour se consacrer à leur vie commune. De toutes façons il avait le temps de terminer avant le grand Jour. Encore plusieur mois avant l'Arrivée. 

Il avait le temps ? Vraiment ? Il repensa à son rêve et à ce grondement lointain qui l'avait réveillé. Un rêve. Juste un rêve. Mais il se leva quand même et monta l'escalier vers le balcon. Il habitait comme de juste la tour la plus haute de la ville et son balcon en était le point dominant. Normal, pour le Guetteur. Depuis des générations, depuis l'aube des temps même.

Il se tint là quelques minutes, face à l'Ouest, le soleil juste dans le dos. Il prit une longue inspiration et se concentra comme il le faisait plusieurs fois par jour, focalisant tous ses sens vers ses oreilles. Hier soir il n'avait rien perçu. Et ce matin, il crut quelques instants qu'il en irait de même aujourd'hui, que ce n'était qu'un rêve. Mais ce n'était pas un rêve. Il ressentit le grondement au plus profond de son ventre. 

La Vague arrivait. La Grande Vague, pas une de ses répliques anodines. Son grondement était impossible à confondre avec ses petites sœurs, même d'aussi loin. Elle serait là bientôt. Et il savait même exactement quand elle serait ici. C'était inéluctable. Dans trois jours, elle arriverait au Niveau Critique. Puis elle resterait au-dessus trois jours complets avant de poursuivre son chemin et de redescendre. 

Trois jours, se dit-il. Quelle catastrophe ! Il n'était pas prêt. 

Il devait prévenir le Maire. C'était son devoir. En tant que Guetteur de père en fils, il connaissait parfaitement son devoir. Mais ce matin-là, il hésita. Et s'il n'y allait pas ? Après tout, il était encore jeune et son père n'était mort qu'après le dernier Passage. Juste après en fait. L'Histoire mentionnait quelques jeunes Guetteurs qui n'avaient pas su alerter à temps de l'arrivée de la Grande Vague. La Ville avait toujours survécu. En général, plusieurs personnes entendaient la vague le jour suivant et deux jours étaient en général suffisants pour se préparer. Pas de drame, donc, se dit-il. Puis il pensa à la Ligne. 

La Ligne ! La Ligne qui était la survie de la ville. La Ligne qui avait été endommagée lorsque son père avait été mortellement blessé, la dernière fois. Neuf mois déjà ? C'est impossible. Il regarda son calendrier. Huit mois et demi depuis que son père lui avait fait promettre sur son lit de mort, ici même, dans le lit où dormait sa femme, de réparer la Ligne avant le prochain Passage. 

Oh, une petite réparation, lui avait-il dit. Une semaine de travail tout au plus. Facile à faire. Lignéto avait dit oui à son père mourant, puis il avait pensé à autre chose. Une semaine de travail tous les neuf mois ? Un travail facile ! Puis il avait rencontré sa future femme et sa tête s'était vidée. 

Et nous y voilà maintenant, pensa-t-il. Une semaine de travail facile mais seulement trois jours avant le Niveau Critique. Que dois-je faire ?

Sa femme changea de position. Qu'elle était belle ! Ses cheveux tressés ensoleillaient son oreiller. Lignéto la regarda. Il eut envie de se glisser dans le lit avec elle. La Ligne n'était pas très endommagée. Peut-être tiendrait-elle ? Il fit un pas vers le lit, puis se figea. 

Et si la Ligne cédait ? C'est à ce moment qu'il comprit vraiment la responsabilité qui pesait sur lui. En tant que Guetteur il n'avait que deux obligations : prévenir le Maire dès que ses oreilles percevaient le grondement de la Grande Vague, et s'assurer que la Ligne était en parfait état. 

Il s'ébroua. Au moins il pouvait prévenir le Maire et commencer les réparations. Il s'habilla et courut chez le Maire. 

Celui-ci prenait son thé sur son balcon. Quand il vit Lignéto monter les escaliers en courant, il comprit.

- La Grande Vague arrive ? demanda le Maire
- Oui Monsieur, réussit à articuler un Lignéto essoufflé
- Tu es sûr ? Cela semble tôt cette fois... C'est bizarre. 
- Oui Monsieur, certain. 
- Bon, je m'occupe de tout. La Ligne est en parfait état, naturellement ? Les yeux du Maire était fixés sur ceux du Guetteur. 
- Oui Monsieur, évidemment, articula avec peine Lignéto. 

Le Maire le regarda encore quelques instants. "Va vérifier quand même, on ne sait jamais. Ton père était un bon Guetteur. Je suis certain que tu seras à sa hauteur, tu sais que notre ville est la dernière ? Merci à toi". 

Lignéto ne put que hocher la tête. Il redescendit de la tour du Maire en courant encore plus vite qu'à son arrivée. La cloche commença à sonner avant qu'il arrive en bas. Le Maire ne perdait pas de temps, lui, pensa-t-il. 

Il ne mît que quelques minutes à arriver à la Salle de la Ligne, dans les caves les plus profondes de la ville, en son centre exact, mais déjà les habitants sortaient de chez eux pour préparer l'Arrivée de la Vague. Tous semblaient excités mais calmes, surtout les plus vieux. C'est en arrivant dans la Salle que Lignéto remarqua que la cloche sonnait plus longtemps. Le Maire avait décidé de sonner comme pour une Très Grande Vague. Peut-être se doutait-il de quelque chose pour la Ligne ?  A raison d'une Grande Vague tous les neuf mois à peu près, chacun savait ce qu'il avait à faire. Mais les Très Grandes Vagues étaient beaucoup plus rares. Cela demandait plus de préparatifs puisque le Niveau Critique pouvait être atteint pendant cinq ou six jours. 

Il ne fallut qu'un coup d'œil à Lignéto pour évaluer l'état de la Ligne. Elle pouvait résister à une Grande Vague en la raccourcissant un peu juste après l'endroit de l'accroc, mais elle serait alors trop courte pour une Très Grande Vague. Ou alors il fallait réparer l'accroc. Et cela prendrait une semaine. Un choix délicat et définitif. Si seulement il avait eu plus de temps...

Lignéto s'assit sur le banc du Guetteur, à côté du grand établi et mit la tête dans ses mains. C'est dans cette position que sa femme le trouva une heure après. 

Elle lui massa la nuque et cela le calma. Il la regarda dans les yeux, l'embrassa longuement et lui dit "j'ai du travail". Elle l'embrassa mais le regard qu'il lui lança la fit reculer. Elle comprit que quelque chose n'allait pas mais elle sut aussi qu'il avait besoin d'être seul. Elle était courageuse, la femme de Lignéto. Elle l'embrassa une dernière fois puis elle le laissa. Ce dernier baiser était mouillé de leurs larmes. Les mots étaient inutiles. 

Lignéto se mit au travail. Il allait réparer la Ligne jour et nuit. En espérant que cela passerait. Il ne pouvait prendre aucun risque. Pour la ville. Pour la planète entière. 

Pendant trois jours, Lignéto travailla dur. Sa femme lui apportait des repas régulièrement et leurs baisers étaient toujours mouillés de pleurs. Elle lui rapportait aussi  quelques nouvelles :

Le Maire était très actif et harcelait tout le monde. Selon lui ce serait une Très Grande Vague et il fallait tout protéger. Les cultures étaient déterrées des pentes qui descendaient en aval de la ville afin d'en sauver le maximum pour la prochaine saison. Les animaux étaient parqués dans les enclos au dessus du pont principal. Les bateaux étaient attachés solidement autour des lianes qui serviraient à aller vers les autres villes. Le cabestan principal était huilé pour dérouler la Ligne et la ré-enrouler ensuite. 

Le matin du troisième jour, Lignéto n'avait pas fini. Presque, mais pas encore. Sa femme lui dit qu'effectivement c'était une Très Grande Vague, plus grande même que la dernière avant leur naissance. On voyait déjà au loin approcher les villes nomades, flottant sur la Vague. C'était très impressionnant, ne voulait-il pas venir voir ? 

Il dût dire non, il avait encore du travail. Mais il imaginait le spectacle en tressant les brins de la Ligne. Depuis que leur ville était la dernière, c'était à chaque fois la même chose. Les villes nomades qui flottaient sur la Grande Vague se rapprochaient de leur ville à chaque Passage. C'était le seul moment où elles pouvaient échanger avec leur ville. Du troc, des habitants, et surtout l'accès à la vraie terre et aux algues. A l'époque où la planète comportait des dizaines de vraies villes, c'était beaucoup plus diffus et leur ville n'avait jamais été l'une des plus actives, il n'y avait que quelques villes nomades près d'eux. Mais dorénavant c'était la seule ville fixe. Toutes les autres avaient été détruites. Par des Très Grandes Vagues ou des Lignes défectueuses... Ou les deux. 

Leur planète était quand même étrange. L'homme avait dû faire appel à tout son génie pour y survivre. Un immense océan juste ponctué par ci par là de pointes rocheuses, d'anciens volcans en général, comme des petits boutons d'acné sur la peau parfaite d'une planète entièrement bleue. Les premiers hommes qui avaient essayé de se fixer sur ces pointes n'avaient pas survécu longtemps. Toutes les pointes passaient au moins trois jours sous l'eau à chaque Grande Vague, voire plus en cas de Très Grande Vague. Impossible de s'y fixer. Les hommes avaient donc construit des villes nomades flottantes, faisant le tour de la planète sur la crête douce de la Grande Vague, le meilleur moyen de ne pas être submergés par elle. Puis Lignéto, le premier du nom avait eu l'idée des Lignes. Pendant des dizaines d'années les hommes avaient récolté les algues très solides fixées aux pointes rocheuses et tissé des Lignes avec elles. Les campagnes de cueillettes étaient nécessairement courtes car tout était détruit à chaque Grande Vague mais ils réussirent. Le jour où la première ville nomade fut accrochée à une pointe avec une longueur de Ligne suffisante pour y rester attachée après le Passage fut l'aube de l'humanité. Les villes fixes se développèrent partout où c'était possible et personne ne manquait de rien. Il suffisait de laisser flotter la ville quelques jours et de la ramener ensuite à sa place, comme des bouchons attachés à une ficelle, jouets de la Grande Vague. 

Lignéto n'avait jamais compris pourquoi la situation avait commencé à se dégrader les derniers siècles. Mais c'était un fait. L'homme s'était laissé aller et aujourd'hui un homme comme le premier Lignéto était inimaginable. Plus personne n'essayait de se raccrocher aux pitons où restaient pourtant souvent des restes de Lignes. Certains des habitants de sa ville souhaitaient même devenir nomades et de plus en plus  quittaient la ville à chaque rencontre avec une ville flottante. 

Lignéto avançait mécaniquement dans sa tâche. Il ne savait plus où il en était. Il tressait comme un zombie. Il ne survivait qu'en pensant à sa femme. La lumière baissa d'un coup. Il leva les yeux surpris. C'était l'ombre de quelqu'un. Il cligna des yeux. 

- Bonsoir Lignéto, lui dit le Maire. Tout est prêt ? Le Niveau Critique sera atteint dans une heure. 
- Euh... Une heure ? bredouilla Lignéto
- Oui, une heure. J'ai besoin de savoir. La Ligne tiendra-t-elle ou dois-je sonner l'alarme ?
- L'alarme, Monsieur ?
- Oui, Lignéto. Tu sais bien que certaines villes ont coulé lorsque leur Ligne a cédé. C'est un risque, non ?

Lignéto ne dit rien. Il avait oublié ce risque. Il regarda son épissure. Elle était parfaite. Rien ne la distinguait du reste de la Ligne. Elle semblait même plus solide. Et elle avait été tellement plus simple à tisser... A côté de lui, des mètres et des mètres de cette ligne simplifiée étaient soigneusement enroulés. Ils étaient si fins, et pourtant ils avaient l'air tellement plus solides. 

- Oui Monsieur, la Ligne tiendra, répondit Lignéto. 

Le Maire le regarda droit dans les yeux, sourit, hocha la tête et partit. 

La Ligne tint bon. Cette nuit-là Lignéto et sa femme firent l'amour comme jamais. Neuf mois après, un nouveau petit Lignéto naquit. Et douze villes s'accrochèrent à sa ville lors du Passage suivant. Avec les nouvelles Lignes inventées par notre Guetteur. Des lignes à la fois solides et faciles à tisser en utilisant très peu d'algues. Douze ans après, toutes les pointes rocheuses avaient été reconquises et des Lignes en reliaient déjà certaines parmi les plus proches. 

Lignéto monta sur son balcon ce matin-là, avec sa femme et son fils de douze ans. "Tends l'oreille, mon fils. Tu entends quelque chose ?" Son fils le regarda, se concentra. Puis il dit "Un grondement. C'est quoi papa ?"  Lignéto lui sourit et embrassa sa femme. Qu'elle était belle avec ses cheveux tressés ainsi...

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