dimanche 12 mars 2017

Du temps de cerveau pour... la recherche du temps raccourci

Günther se réveilla en sueur.
C'était plutôt un bon signe en fait, cela voulait dire qu'il avait quand même réussi à dormir.
Une très bonne surprise, car depuis plus d'une semaine il avait l'impression de ne pas dormir du tout et de passer ses nuits à se tourner et à se retourner en froissant ses draps. Pour un peu, il froisserait son matelas, tellement il était nerveux.
Une bonne surprise, car il allait lui falloir toute son énergie. Et celle-ci ne se rechargeait qu'en dormant. La sueur ne comptait pas. Une bonne douche et tout redeviendrait comme avant.

Günther se leva d'un bond, sans regarder l'heure. A quoi bon ? De toutes façons, il n'aurait pas le temps. Il était tellement en retard, que même en ne dormant pas du tout il n'y arriverait pas. Une seule heure comptait, celle de la cérémonie. Tous les instants jusque là n'étaient qu'attente douloureuse d'un échec total. Et de plus en plus imminent.

Günther prit sa douche et quelques cafés, histoire de se re-stresser un peu, comme s'il ne l'était pas déjà assez. Puis il s'habilla et s'apprêta à sortir dans la tourmente d'une échéance qui se rapprochait au risque de l'écraser. Günther était très en retard, mais c'était un homme volontaire, à la mâchoire carrée et avec tous les signes d'une énergie assumée. Les signes seulement, se disait-il, je suis trop épuisé pour faire plus que montrer des apparences ténues d'une volonté qui ne m'habite plus. Comment avoir de la volonté alors qu'il reste si peu de temps... Il tourna la tête vers l'horloge, juste avant de refermer la porte sur lui. Il soupira. Il ne restait que douze heures avant la cérémonie.

En descendant l'escalier, nerveusement, Günther eut un faible sourire. Douze heures ! Il avait dû dormir assez longtemps, finalement. Le destin s'acharnait contre lui. Il était humainement impossible d'être prêt. Günther connut alors un de ces moments qui marquent la vie d'un homme. Un de ces cas de conscience dont on ne sort jamais pareil. En commençant sa descente, il sut qu'il ne serait pas le même en bas. Soit il se battrait jusqu'à la dernière seconde, quitte à en mourir d'épuisement, soit il saurait définitivement qu'il n'avait aucune chance et il abandonnerait.

En bas de l'escalier, il pouvait tourner à droite ou à gauche. A droite, la route des démarches avant la cérémonie, semée d'embûches. A gauche, le bar où il pourrait se saouler en attendant la catastrophe qui le rattraperait inévitablement où qu'il soit. Cette descente ne dura pas longtemps. Pas une longue nuit comme pour Jean Valjean, mais elle fut suffisante pour lui permettre de choisir. En arrivant en bas de l'escalier, il resta un moment immobile, les deux pieds posés bien à plat, en équilibre.

Il tourna à gauche et fut en quelques minutes devant le bar. Il avait choisi l'abandon. Ce combat était le combat de trop, pour lui. Si encore il avait été un Dieu, ou aidé par un Dieu, il aurait eu une infime chance de terminer avant la cérémonie. S'il avait eu dix mille amis pour l'aider, il aurait pu garder espoir. Mais il était seul. Il entra dans le bar.

Le bar était chaud, lumières douces, musique sirupeuse, barmaid sexy. Il eut un regard surpris. Mais qu'est-ce que c'était que ce bar ? Ce n'était pas son bar habituel. Où était Johnny, le barman chauve et joufflu qui riait à toutes ses blagues, même les plus avinées ? Il faillit ressortir, mais il pensa tout d'un coup qu'il n'y avait qu'un bar près de chez lui, dans cette banlieue où les rues étaient aussi tristes que les immeubles étaient hauts. Personne n'allait plus au bar. Johnny avait dû fermer ? Günther essaya de se rappeler la dernière fois où il avait mis les pieds dans ce qui était à peine plus qu'un rade.

Mais tout allait si vite... Günther ne pouvait rien se rappeler. Et d'ailleurs, le bar aurait pu changer de propriétaire une heure avant, seulement. A notre époque, se dit-il, le temps ne veut plus rien dire.

La barmaid était seule. Günther s'approcha. Plus il avançait vers elle, plus il remarquait des détails qui faisaient ressembler ce bar à un attrape-touristes, avec entraîneuses et Champagne. Mais la barmaid était seule dans le bar. Elle était sexy mais ne ressemblait pas du tout à une prostituée. Elle essuyait des verres d'un ton blasé. Il s'assit sur le tabouret juste devant elle.

- Un whisky s'il vous plaît
- Nous n'avons pas de whisky, monsieur. Elle le regarda droit dans les yeux. Il frémit. Ses yeux étaient noirs comme des gouffres. Sa voix était douce mais n'admettait aucune contradiction.
- Pas de whisky ? Euh... vous avez quoi comme alcool fort, mademoiselle ?
- Pas d'alcool, monsieur.
- Pas d'alcool ? Mais c'est bien un bar, non ?
- Oui monsieur.
- Vous avez quoi, alors ?
- Vous avez besoin de quoi, monsieur ?

Günther regarda la femme dans les yeux. Noirs. On pouvait s'y noyer. Y passer un temps fou. Un temps ? Du temps ?

- De temps, mademoiselle. J'ai besoin de temps, avant la cérémonie.
- Tenez.

Günther regarda le verre qu'elle lui tendait. Il était vide. Elle lui fit signe de boire. Il ne comprenait pas mais il obéit. Il but.

Et le temps lui obéit. Il eut le temps de vivre cent vies avant la cérémonie qu'il gagna sans effort. Puis il repartit vivre un millier d'autres vies. Maintenant, il avait du temps. Mais il ne la revit plus jamais.




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