dimanche 9 avril 2017

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle poésie

Le grand jour était arrivé. Hané allait pouvoir assister à la grande réunion publique de Le Poète. C'était la première fois qu'il se produisait en public, devant une foule qui lui serait évidemment acquise. 

Hané avait tout juste vingt ans. Sa vie entière avait été baignée de poésie. Elle en lisait depuis qu'elle avait appris à lire dans l'anthologie de poèmes de sa mère, elle aussi fascinée par la beauté inscrite dans ces mots et qui apparaissait dans toute sa splendeur au premier regard. Hané et sa mère allaient dès que possible aux lectures par les poètes eux-mêmes ou par des acteurs connus et dotés de voix graves et lentes. 

Hané aimait tous les poètes. Elle avait ses favoris comme tout le monde, mais elle avait un faible pour Le Poète. Sa voix chaude et rauque à la fois faisait résonner en elle des vibrations comme nulle autre. On pouvait entendre de temps en temps sa voix à la radio, parlant de lui ou de rien, et Hané était littéralement magnétisée par cette voix. Sa mère, qui en avait vu d'autre, des poètes, était tombée comme elle sous le charme de la voix de Le Poète, si riche en vibrations. 

Une fois, après des heures d'attente sous une pluie chaude d'été, Hané avait pu voir Le Poète en vrai. Il était grand. Plus grand qu'elle, encore, alors qu'elle dépassait la foule d'une tête. Il l'avait regardée dans les yeux, eux seuls au-dessus de cette mer d'humains, et avait demandé "ton nom ?" Quand Le Poète se déplaçait, il y avait toujours une foule autour de lui, mais une foule absolument silencieuse, comme si le moindre espoir d'entendre sa voix ne devait être diminué par aucun autre son. Rien à voir avec les vedettes de la chanson, qui étaient en permanence entourée d'un nuage épais de cris. Hané avait répondu simplement "Hané" et il s'en était allé. Elle était devenue toute rouge et tous ses voisins l'avaient regardée. Ce jour-là elle avait senti la différence essentielle entre sa voix à la radio et sa voix en vrai. Comme si on comparait un soleil brûlant d'été sur une plage de sable blond et une ampoule nue au bout d'un filament dans une pièce triste. 

C'est ce jour-là qu'elle avait décidé de l'entendre en vrai chaque fois que possible. Mais Le Poète se déplaçait beaucoup, invité partout. Et ni Hané ni sa mère n'avaient beaucoup d'argent. Lorsque Hané entendit parler de cette première lecture publique à l'autre bout du continent, elle fit tout pour y aller. C'était un gros sacrifice et elles n'avaient de l'argent que pour l'une d'entre elles. Sa mère exigea que ce fût Hané. Hané protesta pour la forme mais ses yeux disaient le contraire de ses lèvres. Sa mère lui dit que de toutes façons elle écouterait le lecture à la radio, même si ce n'était pas pareil. 

C'est ainsi que Hané se retrouva dans cette immense salle. Elle était dans les tous premiers rangs. Ils étaient tous debouts, devant cette scène encore vide qui allait accueillir dans quelques minutes celui qu'on surnommait le plus grand poète du monde, Le Poète. Pas besoin de nom. Tout le monde connaissait son surnom, son visage jeune et ses yeux noirs, et sa voix de velours en bronze. 

Ils attendaient tous. Pour la première fois Le Poète allait réciter ses poèmes en public. Jusqu'à maintenant, en effet, Le Poète n'avait jamais récité de poème. Il n'en avait d'ailleurs jamais écrit aucun. 

Hané, comme toutes ses admiratrices, comme le monde entier, savait que Le Poète serait connu pour l'éternité comme Le Poète parmi les poètes. Qu'il ait écrit des poèmes ou non n'avait pas d'importance. C'est comme si la reconnaissance de son immense talent précédait son écriture. Le Poète était le contraire du poète maudit qui avait baigné quelques siècles de culture approximative. Pourquoi laisser mourir de faim un poète au lieu de l'encenser avant sa mort ? Il était beaucoup plus civilisé de reconnaître très tôt son talent, non ? Même avant qu'il écrive...

Ce soir donc, Hané, comme les autres spectateurs privilégiés et comme les millions d'auditeurs qui allaient écouter Le Poète, Hané allait l'entendre réciter ses premiers poèmes. Une émotion extraordinaire. Elle flamboyait au-dessus de la foule. 

Le Poète entra sur la scène. Le silence fut soudain et profond, ramenant le silence précédent au rang d'un chahut de bambins. Il s'avança au milieu de la scène. Il était vêtu d'un blanc éblouissant. Hané était à moins de dix mètres de lui. Les yeux de Le Poète firent le tour de la salle puis tombèrent sur Hané. Il sourit. Il dit "Hané ? Viens !"

Hané rougit. Il lui avait parlé ? Il se souvenait de son nom ? Il voulait qu'elle monte avec lui sur la scène ?

Elle n'eut pas le temps de réfléchir. Malgré la foule compacte, un espace s'ouvrit devant elle et elle fut comme poussée vers l'escalier central qui montait vers la scène. En moins d'une minute elle fut à côté de lui. Il prit sa main gauche dans sa main droite. Elle n'osait pas bouger. 

Le Poète dit alors "Voici Hané. Elle va vous réciter un de mes poèmes". Puis il sortit de sa poche gauche une feuille pliée et la donna à Hané. Seul le bruit du papier déplié par Hané troubla le silence de la salle. Hané regarda la feuille, puis Le poète. Il lui sourit. Le titre manuscrit du poème, en haut de la page, était "Hané" comme si Le Poète avait su qu'elle serait là. 

Hané se racla la gorge et dit "le poème s'appelle Hané". Sa voix fut soudain forte et pure. Elle pensa à sa mère, aux millions de gens qui écoutaient cet instant, à Le Poète qui lui tenait encore la main. La poésie l'envahit. 

Elle récita le poème. Un poème long comme l'été et épais comme un livre. Un poème beau au-delà de toute imagination. Un poème que sa voix transcendait. Un poème dont la récitation dura presque trois heures. Un poème qui justifiait à lui tout seul la réputation de Le Poète. 

Quand ce fut fini, Le Poète lâcha sa main et s'inclina devant elle. Puis vinrent les applaudissements. Elle ne bougeait pas, comme transfixée. 

Le lendemain matin, en se réveillant, elle ne se souvint que de deux choses : la plénitude de l'amour qu'elle ressentait pour Le Poète, l'homme qui était nu à coté d'elle dans le lit ; et la feuille de papier sur la table de nuit : une belle feuille blanche et vide, avec le seul mot "Hané", en haut. 

Le poème de Le Poète fut acclamé unanimement. On comparait son souffle aux plus grands poèmes du passé sans lui trouver d'égal. Le poème fut lu en séance publique par des milliers d'apprentis poètes, mais seule la version lue par Hané fut retenue par l'Histoire. De ce jour, Le Poète ne quitta plus Hané. A chaque nouveau poème, c'est Hané qui le récitait. Ils vécurent heureux et longtemps. 

Aujourd'hui, trente ans après leur mort simultanée en scène, un soir d'hiver, leurs archives ont été rendues publiques. Des centaines de lettres d'amour envoyées par Hané à Le Poète, et toutes les feuilles originales qui contenaient les poèmes originaux de Le Poète. Chacune de ces feuilles ne comporte qu'un titre. Rien d'autre. Les seuls mots écrits par Le Poète sont des titres. Nous ne saurons jamais d'où viennent les poèmes de Le Poète. Étaient-ils des créations de Hané, des vocalisations par elle des poèmes transmis par la main de Le Poète, ou une alchimie unique entre eux ? Nul ne sait. Mais après tout, qui s'en soucie ? Les poèmes restent, pour notre plus grande émotion. Et il a juste suffi d'un pluriel pour modifier le nom de Les Poètes. 

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